J'avoue que je ne veux pas spoiler, mais la piscine est un lieu MAUDIT et les cours de natation devraient être interdits c'est une horreur :')
On arrive bientôt à la fin de la partie de Claire !
La lumière du soleil couchant inonde la cuisine. J’observe ses reflets de bronze sur ma peau alors que je saisis mes couverts. Je sens les regards pesants de mes parents sur moi. Il y a celui triste d’Antigone, plus loin, qui m’effleure. Peut-être est-elle assise sur l’évier dans un ensemble en dentelle bleue.
« On ne te voit pas beaucoup réviser Claire. »
Je hoche la tête. Dès que j’essaie de me plonger dans un manuel ou mes notes, je pense à Antigone. À son suicide, à son abandon, à ce que j’aurais pu faire, à la manière dont elle me regardait si amoureusement, à ce qui l’a poussée à mourir, aux coups qu’elle recevait, à son nom qu’elle m’a caché, à tous les secrets qu’elle recelait, à sa maison dont elle m’éloignait sans cesse. Je n’y suis jamais entrée, je n’y ai jamais dormi. Je n’ai jamais mis les pieds chez elle. Devant mon insistance Antigone m’a montré une photo de sa chambre. C’était un endroit simplement tranquille. Très ordonnée, je me serais attendu à autre chose de sa part, peut-être des vêtements par terre et des livres. Mais il n’y avait que de la moquette bleue partout, et un bureau quasiment vide. Elle m’avait dit : « Tu vois, ça n’a rien d’extraordinaire. » Sur l’image on voyait vaguement son reflet dans le miroir.
« C’est important, il s’agit de ton avenir. »
La phrase tranchante de mon père me tire de ma rêverie. J’acquiesce.
« Tu n’es pas sérieuse depuis quelques temps. Que se passe-t-il ? »
Je le regarde droit dans les yeux. Mon verre est presque vide. Je me demande un instant si je peux tout dire, ou s’il faut mentir. Je tente de déceler dans son regard sévère une sorte de réponse. Je me tourne vers ma mère. Ses yeux identiquement me fixent sans pitié. Je laisse un sourire cynique s’étendre sur mon visage, alors que je repousse doucement mon assiette à peine entamée. De minuscules poissons translucides virevoltent autour de l’ampoule éteinte, et d’autres barbotent dans le pichet. Je me sers un verre d’eau et les avale d’une traite. Ils sortent de ma bouche quand je déclare :
« Ma petite amie s’est suicidée il y a quelques mois. Ça me donne envie de me tuer parfois. Ou peut-être tout le temps. »
Je me lève. L’assise de ma chaise est envahie par des roses blanches et roses. J’en cueille deux pour les apporter à Antigone demain.
« Rassieds-toi. » ordonne mon père.
Si c’était réel je lui soufflerais à la figure tous les petits poissons blottis dans mes joues. Je me contente de le dévisager. Je suis emplie d’une rage incomparable dirigée contre tous, y compris moi-même. Je tremble comme Antigone dans le vestiaire, et si c’était un signe de faiblesse pour elle, ce frémissement de haine est synonyme de la force nouvelle qui m’habite. Je pourrais tout détruire.
« Claire, nous allons en parler. Nous ne t’en voulons pas. C’est l’adolescence, tu te cherches encore. »
J’éclate de rire. Je vomis des méduses et ma gorge s’enflamme.
« Ce n’est pas l’important. L’important c’est que la personne que j’aime, j’aimais, s’est tuée. C’est pour ça que je vais mal. Question suivante. »
Je me dresse si puissamment dans cette cuisine alors que le soleil se couche. Mes parents ont posé fourchettes et couteaux pour m’observer, outrés. L’odeur douceâtre d’un repas froid commence à s’élever de la table.
« Question suivante. »
Je suis à bout de souffle et pourtant je pourrais pourtant parler pendant des heures, déverser des insultes surtout. Antigone que je hais, Antigone qui m’abandonne.
« Est-ce qu’on peut espérer que tu te reprennes en main avant de rater complètement le baccalauréat ? » s’enquiert ma mère qui accepte de jouer mon jeu.
Je hausse les épaules avec un dédain incomparable. Peut-être celui qu’adressait Antigone à ses harceleurs. Je me sais impertinente et j’en suis fière sur le moment. Je regretterai dans deux heures mais pour l’instant c’est jouissif. Antigone que je hais, Antigone que je voudrais haïr.
« Je suis en train de faire mon deuil. Je fais encore beaucoup de cauchemars. Je me sens encore mal. On ne s’est pas dit au revoir alors c’est difficile. »
Alors c’est une torture. Les roses maintenant s’enchevêtrent au dossier de ma chaise et au pied de la table. Elles se balancent comme sous l’eau. Elles ont cette fragrance insupportable du cadavre d’Antigone, cette odeur qui devrait être celle de la mort et qui ne l’est pas, qui est même son exact opposé. C’est certainement le plus abject, le plus infâme parfum. C’est certainement le pire et je suis en train de devenir complètement folle.
« Mais je ne comprends pas Claire, ça ne devrait pas te détourner de… »
Je ris pour couper mon père. Je pose mes deux mains de chaque côté de mon assiette où poussent des fleurs. Je chuchote très vite :
« Ça durait depuis octobre, novembre. C’était mon premier véritable amour réciproque, vous en avez tous eu un. Ce n’est pas parce que je suis grosse que je n’y ai pas droit. Ce n’est pas parce que je suis lesbienne que je n’y ai pas droit. »
Je me redresse, abandonnant la cuisine entière aux roses dont elle est la proie, et mes parents qui sont liés par les tiges épineuses sans que ça ne m’émeuve. Les poissons minuscules butinent les fleurs. J’en crache encore quelques-uns, puis me retire avec fureur.
Dans ma chambre, Antigone dans son ensemble de dentelle bleue m’attend, adossée au bureau. Inlassablement cette scène voudrait se répéter dans mon esprit – je l’en repousse. Je m’assois sur mon lit et dévisage la jeune fille. Sa beauté me frappe, réveille en moi un sentiment douloureux que je m’efforce d’étouffer. Antigone me dévisage avec un sourire très doux.
« C’est une jolie preuve d’amour. », fait-elle en essuyant une larme au coin de ses yeux.
Je hausse les épaules en essayant de paraître détachée.
« J’aurais pu être moins violente. Ils ne l’étaient pas tant que ça. »
Elle l’admet, mais me défend encore. Elle tend la main vers une raie manta qui tournoie autour d’elle mais ne la touche pas. L’animal bleuté s’éloigne aérien. La lumière fade de ma lampe de chevet peine à dessiner des ombres franches sur le corps dénudé d’Antigone. Je laisse passer un silence. J’entends mes parents discuter et crier un peu et pleurer un peu. Ça ne me fait plus rire. J’imagine les roses déchirées piétinées fanées.
« Demain tu vas disparaître. On va résoudre ton énigme stupide, certainement. »
Antigone tourne son visage vers moi. Je remarque qu’elle a certainement plus de bonté dans le regard qu’elle n’en avait en réalité. Elle a toujours ce sourire presque naïf sur les lèvres. Il ne l’était pas quand elle était en vie. Il n’y avait pas une once d’innocence en Antigone.
« Je ne disparaîtrai pas Claire. Pas tant que le dernier souvenir restera gravé dans ta mémoire, pas tant que tu ne t’en seras pas débarrassée. Regarde-moi, à traîner partout dans des sous-vêtements de dentelle bleue, c’est ridicule. Rappelle-toi. »
Elle prend l’expression du souvenir, la position exacte. Je ferme les yeux, inspire fermement.
« Après l’énigme. Je veux que ça soit la dernière chose qu’il me reste de toi. »
J’entrouvre mes paupières. Elle s’est effacée. Une fois que je trouverai une lettre d’elle, un adieu de sa part, je ne la verrai plus jamais. Une tortue de mer s’échoue sur mon bureau en me rappelant les énigmatiques et incessants « Pas là » que me chuchote et hurle Antigone dans mon sommeil, qui m’intriguent peut-être même plus que le mot pour Isidore. Je chasse d’un clignement de paupière cette hallucination en tentant d’oublier mes déroutants cauchemars. Je crache un dernier poisson et m’endors.
Adel et Isidore se tiennent côte à côte dans le bus. J’ai l’impression de nous revoir Antigone et moi. Je les trouve beaux. Ils sourient paisiblement, comme si nous n’allions pas potentiellement comprendre pourquoi Antigone a mis fin à ses jours. Nous parlons un peu. Ils me demandent si je réussis à réviser malgré tout ça. Je réponds que non avec un sourire triste. Le véhicule s’arrête un peu brutalement, Isidore perd l’équilibre et Adel le retient. Ça les amuse.
Nous rejoignons rapidement la piscine municipale. C’est un samedi en été, il y a foule. Nous faisons la queue patiemment. Mon rythme cardiaque accélère une fois que nous passons la caisse. Nous dépassons discrètement les cabines individuelles et tournons à gauche. Nous ignorons les vestiaires des garçons pour nous diriger vers ceux des filles. Isidore en est soulagé. Il n’est pas très à l’aise ici. Je donne un coup de pied dans la porte des vestiaires masculins. Il rit un peu et m’adresse un regard reconnaissant. Puis je pose la main sur la poignée de la porte des vestiaires des filles – ceux utilisés par les classes de collégiens ou de lycéens. J’inspire profondément.
La pièce est terriblement vide. Pas d’Antigone nonchalante assise en tailleur qui me tend une enveloppe violette enceinte d’une lettre d’excuse et d’amour et d’adieu à la fois. J’ai les jambes coupées, Isidore aussi, nous nous asseyons dans un même mouvement éreinté. Nous échangeons un regard mélancoliquement rieur. Adel se dresse serein au milieu de la salle, les bancs blancs l’encadrent. Il n’a pas peur ici.
« Par où on commence ? Il n’y a pas d’odeur très particulière. »
Isidore lui fait un signe :
« Va ouvrir la porte du fond. C’est le chlore. »
Adel s’exécute. Nous nous mettons ensuite à fouiller les vestiaires, bien que les cachettes manquent cruellement. Les minutes se suivent et le parfum agressif du chlore s’empare de l’espace. Isidore ne se sent pas très bien. Je lui dis qu’il peut sortir mais il refuse. Ça paraît important pour lui de rester et d’affronter ses terreurs, ses souvenirs. Nous regardons sous les bancs et au-dessus des porte-manteaux. Ça prend peu de temps. Les vestiaires n’offrent pas beaucoup de recoins où déposer un mot et une clé à l’abri des regards.
Nous nous écroulons tous les trois sur le banc et poussons un soupir commun.
« On est peut-être au mauvais endroit. Peut-être que c’est la cantine. »
Je secoue négativement la tête, car l’odeur de chlore qui se répand est la même que celle qui traîne derrière le cadavre d’Antigone. Ça ne peut être que ça – ou peut-être le désiré-je si fort que j’invente des liens entre les événements et les éléments. Antigone danse au milieu des vestiaires en convulsant. Je ne peux plus dire si elle pourrit ou non. Elle est grandiose comme à son habitude et ses mouvements saccadés remuent le pire parfum. Il faudrait que je plonge au fond des bassins pour espérer pêcher une lettre. Il faudrait que je me perde dans des abysses faïencées pour avoir une change minuscule d’en remonter un mot d’amour. Antigone veut que je m’asphyxie pour résoudre l’énigme. Antigone veut que je me noie pour trouver une clé qui verrouillera sa tombe à jamais. Antigone veut me tuer.
Je quitte le banc pour me jeter dans le bassin le plus profond de cette piscine. Je veux remplir mes poumons d’eau chlorée comme s’il s’agissait d’oxygène. Antigone s’immobilise. Elle me bloque la porte de son corps maigre et dépecé. Je veux la repousser mais je n’ose la toucher. Elle me terrifie. Ses orbites vides ont la couleur d’un tombeau partagé par un frère et une sœur. C’est l’obscurité la plus pure.
« Ne fais pas ça. », murmure-t-elle d’une voix rauque.
Je veux l’écarter et sortir et mourir, mais elle me jette à terre. Je tombe. Elle me surplombe. Elle se met alors à sangloter, des larmes épaisses naissent de ses yeux absents. Elle semble tour à tour désespérée et enragée. Nous sommes aussi folles l’une que l’autre.
« Ne fais pas ça, répète-t-elle. N’abandonne pas. Ne me laisse pas dans ma tombe. Ne m’y enferme pas. Ne m’y oublie pas. Claire je t’en supplie. Ne fais pas ça. »
Elle s’agenouille auprès de moi. Je ferme les yeux. Je n’ai pas la force de me relever.
« Je suis fatiguée de chercher. À force je vais en mourir. Dis-moi simplement, est-ce que c’est là ? »
Antigone lève avec une lenteur extrême ses mains décomposées vers mon visage, qu’elle recueille dans ses paumes vertes. Je tremble. Elle empeste le chlore.
« C’est là. », chuchote-t-elle et hurle-t-elle à la fois.
Elle me tend son bras, je l’agrippe et me redresse sans qu’il se brise. Antigone tend un doigt osseux vers des hublots surmontant les porte-manteaux en face de nous. Je me dirige vers eux. Il n’y a pas de lettre sur leurs épais rebords. Je bondis sur le banc blanc avec l’aide d’Antigone. Je passe ma main sur le rebord du hublot central sans rien y trouver, c’est finalement sur celui de droite que je sens sous mes doigts une fragile clé en forme de cœur. Le contact frais du fer en pleine canicule me surprend d’abord. Puis Antigone à mes côtés me susurre d’une voix inhumaine que j’ai trouvé. Je manque de m’effondrer. Il n’y a pas de lettre. Il n’y a pas de mot. Je me tourne vers Adel et Isidore en brandissant la clé.
« La voilà. »
Je devrais me sentir victorieuse, je ne suis que nauséeuse. Ma voix résonne dans le vide des vestiaires. Quand son écho se dissipe nous nous demandons ce qu’elle ouvre. En l’observant de plus près, nous en déduisons qu’il s’agit certainement d’une clé pour ouvrir un de ces journaux intimes d’enfant. Antigone est étendue sur le carrelage au milieu de roses qui percent la faïence et elle pleure ou se meurt ou s’endort. Je préfère regarder Isidore dans les yeux pour l’oublier.
« Mais où est le journal ? » demandé-je d’une voix éraillée.
Je ne sens plus vraiment mon corps. Je refuse de chercher encore et de courir après elle ainsi. Elle est morte, elle est morte, qu’elle nous laisse tranquille, qu’elle cesse de revivre, que ça soit via mes visions ou ses énigmes. Elle est morte, qu’elle meure.
« Tu as fait tous les endroits ? »
Je hoche la tête en accentuant trop le geste. Je veux à nouveau courir le long des piscines, plonger dans les flots chlorés. Adel pose une main compatissante sur mon épaule. Sans le savoir il m’empêche de mourir. Isidore se sent concerné par le mot et abandonné aussi peut-être. Je croise son regard inquiet qui m’interroge. J’affirme pour ne pas sombrer :
« Il est chez toi non il doit être chez toi. »
Mais il réfute mon hypothèse en répondant que Boygirl ne savait pas où il habite. Je voudrais répondre qu’elle savait tout. Le carrelage sous mes doigts s’effrite et tangue, je tangue avec. Le sol me paraît liquide. Nous sortons des vestiaires mais je ne suis pas vraiment là, je suis dans des abysses monstrueuses et peut-être que je m’allonge au côté d’Antigone au milieu des fleurs en lui demandant si une tombe sous-marine et des roses sous-marines et une moi sous-marine valent mieux que sa sépulture si torturante à la surface.
« Antigone et Claire au fond de l’océan dans deux jolis cercueils côte à côte fleuris de coraux roses et blancs ; est-ce que c’est plus désagréable qu’Antigone et son frère dans un cimetière hideux dans deux pauvres cercueils côte à côte fleuris de roses roses et blanches par une idiote appelée Claire ? »
Je suis allongée sur mon lit. Je tourne parfois la tête pour regarder par la fenêtre. Un soleil lourd s’y traîne avec lenteur. Les ombres imperceptiblement tournent avec lui. Antigone parfois s’adosse à mon bureau mais je n’ai qu’à cligner des yeux pour qu’elle disparaisse.
Mon téléphone se met à sonner dans le silence stagnant. J’avance une main fatiguée vers lui et décroche. Je le porte à mon oreille et attends que la personne qui m’appelle se mette à parler.
« Claire ? Tu vas bien ? Ça fait plusieurs jours qu’on ne s’est pas vus, je me demandais, qu’est-ce qu’on fait à propos de la clé ? »
La voix timide et pourtant déterminée d’Isidore crépite. Je soupire assez fort pour qu’il m’entende. Je me redresse et m’assois sur le bord de mon lit.
« Je ne sais pas. »
Mes draps se froissent sous mes cuisses.
« Le baccalauréat, c’est terminé ? » me demande l’adolescent sans savoir s’il doit aborder le sujet.
Je confirme vaguement.
« Est-ce que tu as encore la force de chercher ? »
Je secoue la tête. Les larmes me montent aux yeux. Je regarde la lumière se déposer sur le sol. La réalité ne se déforme pas sous cette chaleur morbide.
« Je ne sais pas. Et toi ? »
Je le sens résolu à l’autre bout du fil.
« Oui. J’ai besoin de savoir pourquoi elle m’a mêlé à tout ça. »
C’est compréhensible. Je me le demande aussi. Le fait qu’Antigone ait mis Isidore à égalité avec moi – pas de lettre d’adieu, mais une simple énigme, une simple clé et rien à ouvrir, pour tous les deux – me pose question (me blesse aussi, terriblement).
« Tu n’es vraiment pas lié à elle, d’une quelconque manière ? » l’interrogé-je pour le faire parler.
J’ai besoin de me distraire peut-être. Il hésite un peu, commence une phrase sans la terminer, puis parvient à me dire :
« Non. Enfin, juste, je l’admirais. Je voulais vraiment lui parler et je n’y arrivais jamais. C’est triste que je n’aie trouvé le courage de le faire que devant sa tombe. »
Je suis certaine qu’il sourit un peu tristement, à la manière de Boygirl quand elle me disait qu’elle n’était pas éternelle, pas nécessaire, deux semaines avant sa mort. La lumière est-elle aussi pesante chez lui que dans ma chambre ? Au cimetière que dans ma chambre ?
« Je la voyais se faire frapper et tout le temps je me disais qu’un jour j’interviendrais. J’ai dû croiser son regard quelques fois mais jamais longtemps. »
Il était tellement anodin dans la vie d’Antigone et elle le lie à moi. Après tout, elle m’a à peine moins parlé de lui que de son frère.
« Je prends son petit jeu comme une manière de me racheter. T’aider à trouver le mot qu’elle t’a laissé – parce qu’elle t’a laissé un mot, Claire, c’est sûr, dans ce journal – ça me débarrasse de beaucoup de culpabilité. Adel aussi d’ailleurs. C’est peut-être pour ça qu’elle a préparé tout ça. Pour nous pardonner dans la mort. »
Je me demande un instant si elle n’a pas fait ça seulement pour Isidore, si au final je ne suis pas qu’un pantin, puis je me raisonne.
« Mais ça me torture moi que ses adieux soient si difficiles à trouver. » fais-je plaintive.
Il me rassure comme une enfant :
« Ne t’en fais pas. On réussira. »
Nous laissons planer un silence qui ne nous met pas mal à l’aise. Je ferme les yeux pour qu’Antigone s’évapore. Puis Isidore reprend :
« C’est étrange, n’est-ce pas ? On ne sait pas pourquoi elle fait tout ça. Il y a des dizaines d’hypothèses mais on ne peut être sûrs d’aucune tant qu’on n’a pas retrouvé le journal. Même morte elle reste impénétrable et illisible. »
C’est vrai, mais je ne peux l’accepter.
« Je la comprenais un peu. Elle s’ouvrait un peu à moi. C’était rare mais elle l’a fait. »
Jamais intentionnellement bien sûr, elle me protégeait d’elle-même. Ça me tuait. Ça l’a tuée. Je laisse échapper un sanglot.
« Je n’en peux plus, penser à elle tout le temps, c’est insupportable, je veux que ça soit terminé et en même temps j’ai l’impression que ça ne s’arrêtera pas tant qu’elle ne m’aura pas laissé quelque chose pour m’apaiser. J’ai encore besoin d’elle pour me dire que je peux l’oublier. Je me hais pour ça. »
Il veut me convaincre que je suis quelqu’un de bien, puis :
« Est-ce que tu voudrais te changer les idées ? »
Je ressasse inlassablement Antigone. Je me demande si je suis capable de la tirer de mon esprit – même quand elle n’est pas sous mes yeux elle est terrée au fond de ma tête.
« C’est possible tu crois ? » réponds-je en riant à moitié, désespérée.
Il me l’assure.
« Tu as peut-être besoin d’être un peu heureuse sans elle. Réapprendre à l’être sans elle en fait. »
Je sens qu’il n’a pas terminé et j’attends.
« Se détacher d’elle. Il faut se détacher d’elle. »
Il parle pour nous deux. Dans sa voix il y a une détermination certaine. Je me lève et vais à la fenêtre pour observer les arbres se dessécher sous la lumière blanche et drue. Je suis allée fleurir la tombe d’Antigone au lever du soleil pour que les roses flétrissent avant la fin du jour.
« Exactement. Mais alors pourquoi elle nous fait faire tout ça ? »
L’herbe fond lentement. Les brins jaunis sont immobiles dans l’atmosphère suffocante.
« Je ne sais pas. »
Lentement mes inquiétudes décantent. Nous restons muets quelques temps, pour que se noient nos pensées tourmentées.
« Ça te dirait de venir avec nous à la marche des Fiertés ? » propose soudain Isidore.
Dehors une brise légère se lève pour agiter les feuilles. Je m’autorise à sourire et aussitôt accepte. Plus tard je raccroche. L’été peine à pénétrer dans ma chambre, je ferme à demi mes volets pour me recueillir dans la pénombre. J’ai trop peur qu’Antigone me voie pleurer à l’idée qu’elle ne sera pas avec moi.
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