Je t'ai vue, ce matin. Tes cheveux détachés ne semblaient pas affectés par le vent soufflant depuis les collines avoisinantes. Tu marchais sur la route, et ton jean gris laissait transparaître tes membres tricotant pour te maintenir à hauteur de ton mérite. Ce n'est pas la première fois que je te vois ainsi, tu es devenue une habitude, une présence réconfortante, un pilier solide bien qu'éloigné. Ce matin, comme tous les matins, je t'ai regardée. Comme tous les jours, je t'ai observée. Comme toujours, je t'ai souri. Mais à l'instant où tes yeux se posèrent, au coin de ta vision, sur moi, tu as détourné le regard, baissé la tête, et ta vitesse s'incrémenta.
Sûrement ne l'as-tu pas vu, mais j'ai pleuré, ce matin. Je tentai de scruter, évitant tes cheveux, ton sourire. Mais où que je regarde, il avait disparu. Dans ce monde damné, dans mon existence surannée, me voilà maintenant écarté. Du bout des lèvres, je te vis souffler quelque chose, ton regard toujours au sol, évitant mes dards. Que n'aurais-je donné pour savoir ce que tu disais, savoir ce que tu pensais, savoir si c'était une erreur ou une manœuvre calculée.
Sûrement ne le sais-tu pas, mais j'ai cherché, ce matin. J'ai creusé mes méninges, mis de côté ma vie, pour connaître la tienne. Je t'ai suivie, écrasant ce morceau de tabac embrasé qui le méritait. J'ai marché, j'ai couru, j'ai peut-être nagé. Mais jamais je ne t'ai rattrapée. À chaque instant je relevais la tête ; tu étais encore loin, tu ne pouvais t'arrêter, tu ne voulais freiner. Tes cheveux immobiles se tournèrent contre moi ; me cachèrent la vue, m'attachèrent à la rue, arborèrent une mue, me voilà enfin nu. Je tentai de hurler, de me faire entendre, de te faire arrêter. De ma bouche sortit ce mot de nouveau interdit : « ni ». Pourtant, ni la mer ni le vent, ni le sang ni la terre, ne purent te stopper. De ton pas décidé transpirait une traînée, une coulée de peur, ou bien d'ignorance. La mine affaissée, je te vis pénétrer, au sein de ce qui n'était, ni la plage ni le lycée, davantage un refuge oublié.
Sûrement ne le sais-tu pas, mais j'ai tué, ce matin. Ne sachant si je devais ou t'excuser ou te maudire, c'est aux autres que j'en ai voulu, c'est envers le monde que je me suis aigri, c'est à moi que j'ai infligé la punition. Ton ignorance appelle la mienne ; et voilà ton dédain qui efface ma sapience. Me voilà de nouveau, des étoiles déchues dans les yeux, embrasser ce goudron de mes bras affaiblis, reposer mes petons qui se sont alourdis, et pleurer la chanson qui nous a réunis. Comme elle est loin, cette mélodie que nous fredonnions. Comme il est loin, ce sourire apaisant qui nous semblait si bon. Comme tu es loin, comme tes cheveux sont longs. J'ai tué, ce matin-là. Dans ma tête ébouillantée, j'ai mis fin à des vies, à des enfants, à des parents. Car lorsque tu sortirais, tu saurais comme je sais à quel point, depuis toutes ces années, je t'aime.
Sûrement ne sais-tu pas, mais j'ai croqué, ce matin. Je ne voulais pas te perdre, j'avais tant de questions, et si peu de réponses. Alors, contre le gré de tous, je me suis fait artiste, peintre, musicien, dessinateur, écrivain. Ton sourire, grand, défait, sombre, épié, triomphal, pauvre, désiré, tout est ce que je te laisse. Si un jour il arrive que mon cœur dérive, et que mon sang épanche rudement ce qui fait mon désir, tout ceci est à toi, tout ceci t'attendra, tout cela restera. Et je pourrai m'effacer, un sourire aux lèvres, dans un ultime effort égoïste.
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- Après-propos:
Neuvième texte souriant !
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À la prochaine ~
- Références:
tes cheveux immobiles se tournèrent contre moi → la Méduse, mythologie grecque
« ni » → Monty Python Sacré Graal, Terry William & Terry Jones
pleurer la chanson qui nous a réunis → C'est la même chanson, Claude François
Ton sourire, grand, défait, sombre, épié, triomphal, pauvre, désiré, tout → textes souriants
| Comme tous les jours, je t'ai observé => observée |