Sous mes pieds, les dalles gelées du petit chemin s’enfonçaient un peu plus dans la terre. L’hiver était là, la neige et le froid le suivant de près. Je songeais à mon premier hiver ici, les flocons majestueux tombant sur ma peau nue causant d’adorables morsures, se transformant en mignonnes gouttes voguant sur moi, coulant le long de mon visage, se confondant à mes larmes … Je pleurais sans vraiment savoir pourquoi comme mue par une impulsion soudaine, j’aurais pu crier, personne ne m’aurait entendue ou seulement écoutée. Je n’ai pas peur. La peur qui me tenait éveillée jusqu’à l’aube s’en était allée avec les dernières lueurs de la guerre. Je n’avais plus peur, tout était fini, il était parti comme il était venu : dans la violence et le sang …

Il avait tout dévasté sur son passage, il avait balayé le semblant d’espoir qui germait en moi d’un coup de poing tout droit venu du ciel. Il n’y avait plus rien, tout, tout, avait été écrasé par cette force barbare. Je m’agenouillai, ma main frôla le sol et heurta quelque chose de dur. Mes pieds, gelés par la glace, ne tenaient plus, j’aurai dû tomber mais comment lorsqu’ils étaient ainsi encrés dans la neige ? Je ne pouvais plus avancer, je le devais pourtant. Je ne pouvais supporter le luxe de revenir sur les événements précédents. Je devais courir, m’enfuir. Mais à quoi bon ? Il me rattraperait où que j’aille, d’ailleurs, où est-ce que j’allais ? Concrètement, à quoi cela servait-il ? Je n’en avais aucune idée, je suivais simplement mon instinct qui me hurlait littéralement de courir. Je n’arrivais cependant plus à bouger, mes jambes étaient des poids trop lourds pour mon pauvre corps maltraité par le zéphyr. Mes pieds nus disparaissaient sous l’épais manteau de neige.

Soudain, un bruit sourd traversa l’air presque au même moment un objet de la taille de mon pouce passa à un mètre de moi à la vitesse de la lumière et s’encastra dans l’arbre le plus proche. Je retins  mon souffle, c’était lui. Mue par un quelconque instinct de survie, mes membres s’articulèrent, je n’avais pas vraiment conscience de ce qui se passait. Je savais une chose cependant : si j’espérais vivre, je devais courir. Alors c’est ce que je fis, usant mes forces et mon énergie. J’avais mal, mes poumons brûlaient, ma tête tournait mais je n’avais qu’un but, le fuir. Mes cheveux volaient, mes bras dansaient, frappaient le vent. Je trébuchai, chutai, glissai. J’exhalais, haletais, inspirais, expirais. Je souffrais mais continuai inlassablement. Je n’avais qu’un objectif, je devais l’atteindre. Autour de moi, le paysage défilait. Arbre après arbre, toujours les mêmes. Tombe après tombe, avec des noms différents. Je galopais à travers les dalles, pataugeant dans la poudreuse. Vite. Je devais aller plus vite. Je ne pris même pas la peine de regarder en arrière, j’avançais juste le plus rapidement possible.

Un second coup de feu retentit. Il trancha l’atmosphère. Je sus que c’était trop tard.

« -Alors… on croit pouvoir m’échapper ?  me nargua-t-il de sa voix grave et moqueuse. »

Je pouvais sentir l’odeur d’alcool qui s’échappait de sa bouche avide de sang. Il avait gagné, il m’avait eue. Il me pensait naïve et faible, il sous-estimait l’espoir d’une fille désespérée. J’avais encore une option, la dernière : la falaise. Si j’arrivais à l’atteindre, je serais sauvée. Je devais faire diversion. Je me retournai enfin. Il était là, ses yeux exprimaient toute la colère qu’il ressentait, sa chemise dépassait de son pantalon, son visage était caché sous un masque aussi noir que les ténèbres.

Alors qu’il avançait d’un pas, j’en reculais de deux. Aussi, bientôt, mon pied butta contre le bord de la falaise faisant tomber quelques pierres. Il comprit tout de suite  mon intention, il courut pratiquement vers moi mais c’était trop tard. Je m’étais déjà laissée tomber. Les bras en croix et les yeux fermés, j’attendais de sentir l’eau gelée cependant rien ne vint.

J’ouvris les yeux surprise et tombai sur un plafond. Il faisait nuit noire et mes draps étaient mouillés de ma sueur. Il était exactement une heure et demie du matin. Je m’approchai de ma fenêtre, pris les jumelles sur la table de nuit et regardai dans l’appartement face au mien. Toutes les lumières étaient éteintes, j’allai donc dans la cuisine afin de voir dans la chambre.

Il dormait paisiblement, je pouvais presque entendre son doux ronflement. Mon visage se transforma en une horrible grimace de dédain que j’apercevais dans le reflet de la vitre. Je le méprisais. Depuis qu’il avait emménagé en face, il avait fait de ma vie un enfer. Je ne sais pas comment expliquer cela. Il s’était sournoisement infiltré dans mes songes pour en faire d’affreux cauchemars.

C’était plus fort que moi, une obsession. Je le détestais, le haïssais de toutes les fibres de mon corps. Je le voyais chaque jour, chaque nuit, son visage enjôleur, son sourire niais et cette phrase qui revenait sans cesse. Je n’avais plus qu’une seule envie : le tuer. Le dépecer vivant, le faire rôtir, l’étouffer, le tuer ! Peu importait, pourvu que je n’entende plus cette maudite phrase, sa saleté de voix, son rire idiot. J'étais désespérément animée d'un désir ardent qui me consumait jour après jour. Je ne voulais, n'aspirais qu'à une seule et unique chose. Cela n'avait rien de rationnel, ce n'était pas une volonté ou un but, c'était beaucoup plus que ça. C'était une sorte de… besoin viscéral qui me prenait aux tripes, qui me brûlait de l'intérieur.

Dans mon esprit, tout était clair. Je devais me débarrasser de lui définitivement, et ce, avant qu'il ne s'attaque à moi. Je ne pouvais, ne devais absolument pas laisser mes rêves devenir réalité. J'étais dans l'obligation de l'assassiner. Pourquoi ? Je n'en avais aucune idée, il n'y avait aucune raison à ça. Aucune.

Aussi, la semaine qui suivit, je m'évertuai à mettre en place mon plan d'attaque et le samedi suivant, je passai enfin à l'action. C'était très simple : alors qu'il sortait le matin pour son footing quotidien, je m'arrangeai pour le bousculer et subtiliser ses clés. Nous parlâmes brièvement, souriant hypocritement. Je n'avais que deux heures exactement afin de faire le double du trousseau. Après cela, tandis qu'il arrivait au coin de la rue, je les jetai sur le palier de l'immeuble et rentrai chez moi en contemplant ce crétin ramasser ses clés enjoué. Ce fut une merveilleuse douleur d'attendre impatiemment, en l'épiant toute la journée, qu'il aille se coucher, que toutes les lumières s'éteignent.

J'étais déchirée entre l'envie de faire les choses bien et la tentation meurtrière. Heureusement pour moi, les ténèbres tombèrent enfin sur nous et me permirent de sortir de ma planque. La rue était déserte et bientôt, j'atteignis finalement, le lieu de mon crime. Un silence éloquent régnait dans l'appartement, comme s'il connaissait mes intentions malsaines. Je me faufilai dans la chambre et il était là. La suite fut simple et rapide. Je pris le coussin le plus proche et le pressai contre sa face endormie. Aucune résistance. Je ne pensais pas. J'étais guidée par mon instinct et, pendant que le dernier filet de vie s'échappait trop vite de son corps, il y eut comme une explosion de… de joie, de bonheur en moi. Je me sentais étrangement bien, complète, grisée. Je jouissais d'un sentiment nouveau, totalement inconnu, de bien-être intense telle une sorte d'extase qui jaillissait tout à coup dans mon corps, mon âme et mon esprit.

Mais, soudain, beaucoup trop rapidement, tout me quitta, laissant un goût amer sur mes lèvres. Je ne tentai pas de retenir cette impression de satisfaction, je me laissai juste glisser sur le parquet gelé. J'avais été faible et bête. Je n'étais pas animée par le besoin de le tuer  mais par un mélange d'envie et de besoin vital de mort.

J'étais pourchassée par un désir meurtrier.

Et un désir est inassouvissable.