- Avant-propos ~:
Une petite rédaction, écrite très récemment pour le français ~
Le sujet était : imaginer que l'un des personnages d'un livre d'une liste (ici, Lila des
Heures Souterraines, de Delphine de Vigan) en sorte afin de décrire et défendre son rôle devant les lecteurs.
Pour un peu mieux comprendre le contexte, rapide résumé : Thibault est amoureux de Lila, mais celle-ci ne lui rend pas ses sentiments, il la quitte et sombre dans le désespoir
La scène est entièrement vide. Pas le moindre décor. Une jeune femme entre, l'air fatigué. Elle fixe silencieusement le public pendant un temps.
LILA, d'un ton égal - Je n'existe pas vraiment. (Un temps) Je ne suis qu'une vague silhouette dans l'histoire d'un autre. Une vague silhouette au corps de déesse, au parfum de fleur et au coeur de pierre. C'est ce que vous pensez tous de moi, n'est-ce pas ? La méchante Lila, celle qui a brisé le coeur et la vie du pauvre Thibault. C'est lui que vous auriez voulu voir ici. Vous auriez pu faire mine de compatir à ses malheurs. Intérieurement, vous vous seriez délectés de son désespoir, ce désespoir si beau tant qu'il n'est pas le vôtre. Vous auriez jeté des coups d'oeil de pitié sur sa main gauche mutilée et vous auriez tous pensé : "Il y a plus malheureux que moi.". (Elle a un petit rire amer) Personne n'aura l'hypocrisie de vous le reprocher, cette pensée est toujours réconfortante.
Mais aujourd'hui ça n'est pas l'histoire de Thibault qui sera jouée. Il est difficile de jouer la vie que l'on a soi-même détruite. (Un temps, avec un sourire triste) J'ai détruit cette vie comme celle d'un minuscule insecte, je l'ai écrasée sans même m'en rendre compte, sans me retourner pour regarder le cadavre, encore respirant mais déjà froid depuis longtemps, que je laissais derrière moi.
Elle ferme les yeux, le visage tordu dans une grimace de remord. Elle hoche lentement la tête de droite à gauche.
LILA, rouvrant les yeux - Vous voyez devant vous un monstre d'insensibilité. Je voudrais vous contredire, je voudrais croire qu'il n'y a qu'une femme perdue, effrayée par la passion. Mais je ne sais plus, vous avez peut-être raison, finalement. Je suis un monstre, un tueur qui a trouvé la manière la plus efficace, la plus discrète et la plus cruelle d'ôter toute vie du coeur d'un homme : l'amour. Cet amour que je n'ai pas su lui rendre. J'ai essayé pourtant, vous savez. J'aurais voulu aimer Thibault comme il m'aimait. J’aurais voulu lui offrir mon amour en lui offrant mon corps. J’aurais voulu lui ouvrir mon coeur en lui ouvrant mes cuisses. J'aurais voulu, ce jour-là dans la voiture, lui dire de ne pas me quitter, lui dire que je l'aimais plus que tout, ou du moins lui promettre qu'il me fallait juste un peu de temps, que l'amour viendrait, qu'il devait m'attendre encore. J'aurais voulu le prendre dans mes bras et lui murmurer : "Tout ira bien mon amour, tout ira bien, n'aie pas peur...". J'aurais surtout voulu être sincère en disant ces mots. Mais je n'ai pas eu le courage de lui mentir, je me suis levée, j'ai dit "Merci.", et je suis partie.
Elle se tait, replace une mèche de cheveux derrière son oreille.
LILA - Je suis sortie de cette histoire où je n'avais pas ma place, ou alors seulement celle de la méchante sorcière qui accable le pauvre héros, et j'ai remercié de me l'avoir donnée. Je ne voulais pas de ce rôle, j'aurais préféré celui de la jolie princesse qui se marie avec son prince et qui lui fait de nombreux enfants. Mais à vingt-huit ans on a passé l'âge de croire encore au prince charmant. Alors on passe sa vie à espérer, ce qui est tout aussi naïf mais socialement plus acceptable. On espère qu'il fera beau demain, qu'on va trouver un sens à sa vie. (Sourire amer) On espère que Thibault et Mathilde vont se trouver et se sauver mutuellement. Finalement il pleut, finalement on continue de se lever le matin sans savoir pourquoi. Finalement Thibault et Mathilde se croisent, se regardent...
Elle soupire.
LILA, d'un air sombre - Et puis non. Ils sombrent l'un devant l'autre sans qu'aucune main ne se tende, sans nager ensemble vers la surface. Et l’espoir vous revient droit dans la figure, comme pour vous dire : “Tu le sauras, la prochaine fois, tu sauras qu’il ne faut pas espérer. Tu ne recommenceras plus.”. On se le jure, plus jamais, plus jamais. Et puis on recommence, on espère de plus belle. On se dit que ça n’est pas grave d’encaisser ensuite les coups, de tomber chaque fois plus bas, puisqu’on se relève après. Mais on finit tous par ne plus se relever, ne plus en avoir la force. On finit tous abattus au fin fond de la vie. Bien fait, on avait qu’à ne pas espérer autant.
Thibault et Mathilde ont fini par le comprendre. Moi aussi d'ailleurs, mais dans une autre histoire, une histoire plus ancienne, une histoire où j'avais un autre rôle. Mais l'histoire de Thibault a été écrite ainsi, on m'a donné ce rôle, tant pis, je n'y peux rien. Je dois retourner à ma non-existence de méchant personnage secondaire.
Un temps. Elle regarde le public, esquisse un sourire mélancolique.
LILA - Merci. Merci pour tout.
Elle sort d'un pas lent.