La musique, si suave, caressait sa peau et, dans un soupçon de violon, agrippa sa nuque. La douceur tout entière lui semblait violente, un vague sentiment d’impuissance devant la beauté. De son esprit jaillissait le visage d’une femme, une femme aux cheveux noirs, la mâchoire serrée, des gouttes au bord des yeux. Il se mit à pleuvoir dehors, une averse soudaine, d’une force inouïe. Des percussions envahissaient la mélancolie de sa chaine stéréo. Son cœur se mit à battre et son estomac se noua. Cette femme ne quittait pas ses pensées. Elle était figée et semblait tomber dans le néant. Ou plutôt, le néant tombait autour d’elle. Tout gravitait autour de son corps figé, de son visage dur, de ses épaules nues, de sa beauté intemporelle. La musique se tut et seul resta le son des gouttes sur le trottoir. C’était d’une triste beauté. Il était seul et c’était beau, et c’était triste. Il se demanda qui tombait après tout, était-ce elle, le néant, ou tout simplement lui. Il se demandait et ne savait que choisir. Tout tombait en réalité. Et ainsi il s’endormit, harassé par ses nombreuses pensées.
Lorsqu’il se réveilla – c’était encore la nuit – ses membres étaient comme transis, comme saisis pas l’angoisse de la solitude hivernale, ce fameux mal dont on parle tant. Surgirent alors quelques souvenances de son adolescence, une course fugace dans un champ de blé, roulades à même la terre, boue séculaire de notre chère patrie polonaise, bribes, éparses, furtives, délicates. Et elle était là. Encore. Son corps, couvert de vase ambrée, sa jupe où elle roulait ses poings noirs, et son rire, surtout son rire, tout cela jaillissait à son esprit. Je me souviens, pensa-t-il, et il se souvint. Un claquement sourd : l’on frappait à la porte en cette heure tardive.
Une silhouette, dont les courbes coulaient, était sur le pas de sa porte. Ses longs cheveux avaient été surpris par une averse et, semble-t-il, le reste de son corps avec. Elle s’était sûrement noyée dans ses pensées. Il ouvrit la porte et elle sourit. Un visage saillant, un visage dur, un visage apaisant, un visage doux, un visage qu’il aimait. L’ombre se faufila dans l’appartement et s’enfonça dans les abîmes du salon. Elle connaissait si bien cet appartement. Son corps, perlé de mille gouttes, s’échoua sur le rivage du canapé, et ses formes, las, s’étalèrent et s’étirèrent d’un accoudoir à l’autre.
Il lui apporta une serviette et s’assit à même le sol, sa tête contre ses flancs. Il la voyait et ses yeux n’avaient jamais si bien vu. Il saisit sa main et la colla contre sa joue. Puis il attrapa la lampe la plus proche et imbiba ses doigts de lumière. De ses phalanges il se mit à dessiner une histoire. Il y eut d’abord une silhouette, seule, puis une autre, tout aussi seule. Peu à peu elles se rapprochaient et leurs ombres une fois réunies devinrent une masse inhumaine, quelque chose au-delà de la propre pensée humaine, au-delà des sentiments, une chose faite de peau et de chair pourtant irréelle. Soudain, une rupture, elles se brisèrent, se décomposèrent, éclatèrent, ses mains s’agitaient, tremblaient, et l’ombre envahissait toute la lumière. Elle plongea alors ses bras dans la lumière et attrapa les siennes. Elle essaya de reconstruire les morceaux mais il ne cessait de s’agiter, mu par une force incontrôlable. Chaque fois qu’elle saisissait un bout de l’histoire, un autre s’échappait. Finalement, elle abandonna et redessina deux nouvelles silhouettes avec ses mains. Elle recommença toute l’histoire depuis le début et cette fois-ci la masse resta soudée.
Il se leva et éteignit la lampe. Elle serra les mains de l’homme l’une contre l’autre et les enroula dans son haut trempée. Il voulait tant être dans le coton de son débardeur, lové contre son ventre, contre sa poitrine haletante, mais il ne pouvait s’empêcher de lutter. Elle essayait vainement de maintenir ses deux poings fermés tout contre elle, mais, épuisée, elle lâcha prise. Puis il s’éloigna et disparut dans la cuisine tandis qu’elle restait inerte, peut-être morte, sa poitrine déchirée tremblante.