| | Dystopies ElliptiquesBaleine Impériale Messages : 276 Date d'inscription : 06/08/2014 Localisation : sur son piano
| Sujet: L'INSTRUMENTRISTE [S] Mar 4 Nov - 22:25 | |
| L'INSTRUMENTRISTE - Prologue:
Ça fait deux heures que je suis là. Comme une morte. À compter des nuages invisibles, redessiner les lézardes sur le mur, avoir mon cœur haché en petits morceaux.
Le silence m'est douloureux.
Vous ne pouvez pas comprendre.
Actuellement je chiale. Je pleure oui. « Je ne sais pas pourquoi. » C'est ce que j'aimerais répondre mais je sais trop bien pour pouvoir nier. Je sais que ça me tue à petit feu, ça m'étouffe à la manière d'une surdose de monoxyde de carbone. C'est imperceptible, mais irréversible. Les résultats sont là, la manche est perdue d'avance.
Le silence m'angoisse. Ça me perce les tympans, j'en ai les sens retournés. Trop d'émotions.
J'ai les sons imaginaires qui me traversent la céphalée ; mais hors de portée. Il y a cette distance croissante, toujours plus grande, toujours plus assassine qui me tient en dehors. En dehors de l'harmonie... de mes rêves ?
Tout tourne à l'illusoire, les mots, la mélodie, la cohérence...
J'aimerais savoir... quand est-ce que ça a commencé ? Quand est-ce que je me suis condamnée ?
Les bruits martèlent les murs. Instant de claustrophobie. L'écho a beau diminuer, l'effet est inverse. La douleur quintuple, s'amplifie au fur et à mesure. Le rythme me fatigue, m'écœure et j'échoue dans des écueils psychologiques. J'aimerais oublier. M'abandonner au sommeil, au calme... mais l'insomnie survient, fulgurante, avec cette mesquinerie propre à la quinte augmenté. Le diable est partout. En musique comme en vérité absolue. À tout accorder, je me confonds dans mes pensées et mes convictions. Et les seuls instants de répit qui me sont permis sont ponctués de touches noires en éclats et de cordes brisées. Cacophonie triviale.
Les larmes coulent à flots et les idées noires s'engouffrent dans une existence vidée en substance. La surface du meuble est toujours là. La coque. L'emballage.
Mais en dessous ? Les sourires, les faux-rires, les joies forcées et amitiés feintes... où suis-je ?
Je suis dépeuplée, dépossédée de moi-même, des os d'ivoire éparpillés au sol, de l'ébène fendu à la laque cristallisée. La planche de métal a été refondue, défigurée, ressoudée dans un rictus inexpressif ; est-ce bien mon âme qui y réside encore ?
Les secondes se font longues, le bruit interminable. Comment fuir un soi qu'on ne peut définir ?
Le poing se crispe pour se perdre sous les draps froissés... comme mon expression sans doute. J'ignore encore ce qui m'attaque et m'achève insidieusement. J'ignore l'ennemi qui me ronge du coeur. Je ne veux le déloger... cet ennemi que je me fais et qui est ma sensibilité.
Et en soufflant une dernière fois avant de renoncer pour ce soir... je me demande...
« Pourquoi avez-vous brisé ce piano ? »
Et d'une voix plus faible, j'aimerais m'indigner...
« Pourquoi m'avez-vous brisée ? »
Il y a quelque chose de triste dans la mort, je ne fais qu’enfoncer une porte ouverte en disant cela. Mais, plus que la perte physique, corporelle, la douleur provient de l’existence du souvenir dans notre conscience. La personne aimée reste auprès de nous, dans notre esprit, mais elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, l’essence de l’esprit est partie et nous nous retrouvons face à une reflet muet. - Chapitre 1:
* CHAPITRE 1 La première phrase est la pire. C'est celle qui vous entraîne dans votre spirale infernale. C'est celle qui vous inspire sur votre échiquier déchiré, qui vous ruine avec son dé pipé, qui vous pompe la moelle avec finesse, raffinement, fielleusement. C'est aussi celle dont on se souvient s'il faut s'en souvenir d'une, et celle qu'on oublie au moment de s'en souvenir. Avancer, avancer et ne pas reculer. Quoiqu'un revers de main n'est pas possibilité exclue. Les pions sont en place, bien maladroitement, et le destin est dans le dé, le dé pipé, dé truqué, vie tronquée. À force de se braquer dans ses mots, on oublie de braquer la lumière sur les autres. Eux. Ceux-là qui n'ont aucune idée de ce qui leur adviendra avec ces dés, CD déjà gravés qui jouent en boucle la même ritournelle. Sinistre et gaie. Selon les circonstances. Flexibles et ondulatoire, comme une vague, comme le son... Ils sont... et c'est de là que tout commence.
— Séraphine, donne-moi ta main !
— Pourquoi ?
— Pour vérifier quelque chose.
— On a l'air fines comme ça, bouge un peu, on barre le passage.
— Bon, ta main ! Non non, pas la droite, la gauche !
— Euh, tu nous fais quoi là ?
— Je lis tes lignes. D'ailleurs, c'est ultra bizarre... t'as pas de ligne de vie ? Oh… à part si c'est ce petit truc mais on l'voit quasiment pas... pourtant la ligne d'amour et celle de chance sont assez marquées ...
— Tu t'emballes vraiment pour des conneries...
— C'est pas que de la superstition ! Moi j'y crois !
Ironie du sort, après avoir évité de me faire rouler dessus de peu par un camion en rattrapant mon bus, j'ai pensé à cette discussion assez triviale. Cela fait déjà quelques années. Si je me souviens de la conversation, le visage de mon interlocuteur demeure dans un flou certain. J'ai regardé ma main, je l'ai tournée, retournée, puis en ai conclu que j'avais les neurones passablement grillés à cette heure du soir. Peut-être autant que la mouche coincée au dessus du lampadaire ? Et tout aussi chanceuse que cette mouche imprudente, il a fallu que je me trompe de ligne, je ne vois aucun convoi en direction du haut-quartier. J'ai donc marché.
Les maisons se sont tues les unes après les autres alors que le couvre-feu tombait, signalé par l'extinction progressive des feux en arabesques concentriques autour du centre-ville. Du haut de la tour Colnart-Mass, j'ai toujours aimé admirer les mouvement ondulatoires de ce feu qui ne brûle que la nuit. Dédé qui m'y emmenait tenait la régie à l'époque mais il s'est vite fait remplacé par un jeune, trop vulgaire à mes yeux, « à cause de son arthrite, » disaient-ils. En réalité, je pense que Dédé a été destitué, -- je préfère le dire ainsi car personne n’aurait jamais imaginé Dédé à un autre poste, c’était lui et lui seul parce qu'il aimait faire de la tour, l'étoile de Lutes. Et il était le seul en mesure d’éparpiller cette poussière de rêve dans le paysage nocturne. Ça ne devait pas leur plaire à Eux mais bon, ce genre de chose, ça reste tabou. Il n'est pas bon d'en parler, moins encore que de parler politique.
J'ai attrapé mon téléphone dans un geste de routine conditionnée pour y lire l'heure bien que dans ma tête, les mots « vingt-et-une heure cinq » étaient gravés blanc sur gris, avec ce halo pâle caractéristique qui se dégage des écrans pixelisés. Tous les soirs se ressemblent. De près ou de loin. Les gens ont sensiblement les mêmes occupations et les mêmes réflexions. Encore une fois, je traîne les pieds vers un amas de béton dégageant encore quelques lueurs froidement dansantes. Entre les ombres, on devrait pouvoir apercevoir la mienne. La chambre 625C. Il me faudrait me presser si je ne veux pas passer la nuit dehors, il me faudrait courir si je ne veux pas que M. Laurec, l'inspecteur de bien civique vienne me refaire un sermon sur ma « légèreté ». Ce serait mentir de dire que je n'ai jamais été tentée de lui reprocher sa lourdeur mais je me suis toujours contenue. La position c'est primordial. Comme je n'en ai pas encore pour le moment, je ne peux pas prendre le risque de me compromettre.
Pesant le pour puis le contre, j'ai fini par laisser le temps passer. Les quelques bus ont défilé, les trains cahotant, et la dernière fournée humaine. Le temps ne vous attend pas ; le couvre-feu non plus. Alors je me suis dit qu'un jour ma paresse me coûtera bien plus cher qu'un sermon. Je me suis glissée contre un mur alors que la dernière lumière de droite s'éteignait définitivement pour ce jeudi vingt-quatre octobre.
D'une certaine manière, j'ai l'habitude de rentrer aux dortoirs en retard, ce pourquoi je garde toujours une batterie de rechange et suffisamment d'eau et de biscuits. La dernière fois, je m'étais allongée au bord de la reproduction florale du Bassin aux Nymphéas avec mes biscuits tout en « star-gazant ». D'ici, on ne peut plus réellement voir le passé. On ne peut plus voir ces « stars » dont ils parlent tant dans les vieilles bandes audio — illégales — que m'a offert Dédé avant de partir lui aussi parmi elles. Le ciel est beaucoup trop sombre. Noir comme un gouffre et on ne peut voir qu'une lumière crue dans la voûte céleste : celle de la Lune. Le bassin aux Nymphéas s'ouvre sur cette pâleur laiteuse et dégage une atmosphère froide mais je m'y sens relativement à l'aise. J'aimerais m'y diriger mais j'ai toutefois peur de me perdre, si loin et dans l’obscurité.
La ville nocturne offre bien des surprises, une fois déserte, elle charrie entre ses pavés des songes et histoires à vous rendre fou. Le mur contre lequel je m'appuie suinte l'humidité et est rongé de part et d'autre de lichen que j’effleure du bout des doigts. Je n'ai pas envie de rester là indéfiniment : avant que mon cerveau ne réagisse mes pieds me portent vers la côte pentue illuminée par la lune blafarde.
Lorsque je passe le porche de la Première, un sentiment de fuite me saisit. La Première est généralement habitée par les voyous comme elle est la plus éloignée des quartiers officiels. Je n'ai jamais vraiment apprécié ni ces briques roses tirant sur le vert, ni ces fenêtres par lesquelles on ne peut passer que deux doigts, ni ces grands dortoirs où les gens sont entassés comme du bétail.
Si Dédé n'avait pas été là, je crois bien que j'aurais été placée là dedans. La Première ressemble davantage à une ferme qu'autre chose mais la nuit, son sinistre s'accroît par le silence qu'elle dégage. Pourtant, je dois avouer qu'elle arrange mes petites affaires et celles de beaucoup d'autres la journée. C’est le lieu le plus cosmopolite que je connaisse et le plus animé de tout le pays sans doute. Comme il s'agit du coin le moins contrôlé, on peut y trouver des choses qui se vendaient avant... des choses qui sont maintenant classées immorales comme la Pastorale de celui que Dédé appelait affectueusement « Bétov' ».
C’est ainsi que j’ai associé certains de mes meilleurs souvenirs à ce lieu poisseux. D'une certaine manière, Bétov' avait été mon premier amour. Il était blond, avec des petites fossettes charmantes, un regard d'océan torturé par les cieux et un sourire à fendre les murs de tristesse. Je me souviens l'avoir rencontré dans l'aile sud de la Première, lors d'un marché aux puces où je m'étais rendue avec Dédé. Ils avaient parlé autour des stands de vinyles et des gramophones antiques, et des bribes de conversations que j’avais saisies était resté ce nom, « Bétov’ » que je lui avait attribué comme il ne m'avait jamais révélé sa véritable identité. C'était un de ses êtres éoliens, dont on ne saisit que le parfum envoûtant et qui se désagrège entre nos doigts lorsque l'on essaye d'en saisir une effluve et de l'emprisonner entre nos mains. De ce fait, Dédé l'avait toujours surnommé ironiquement « Mon Obsession ». Où qu'il aille, mes yeux semblaient aimantés, attirés à lui, comme par instinct, grâce au destin ? Il était resté imprimé dans ma mémoire, intact, sans qu'on ne se soit vraiment connu, sans qu'on ne se soit vraiment parlé. Avec lui, tout se faisait dans un sens unique et à chaque fois que je tombais un peu plus sous son charme, il m'avait l'air d'être emporté un peu plus vite par le courant de ce qu'on appelle la vie. J'ai compris qu'il ne viendrait plus au marché tenu tous les premiers dimanches du mois après avoir guetté toute une soirée de décembre, dans le froid, sous la neige. C'était la première fois que je ne rentrais pas. Mais loin d'être la dernière. J'avais pleuré toute la soirée, sans réelle raison, un peu parce que j'étais effrayée, déroutée, et que ma petite bulle de vapeur s'était lentement crevée sur elle-même sans que je ne me résolve à faire un pas. Les gens m'ont dit, le lendemain, que je leur apparaissais grandie, mature. A quel prix ? La désillusion. La réponse était évidente depuis le tout début. Tout cela n'avait pas de sens, ce n'était qu'un émerveillement d'enfant. Et maintenant que tout ceci est passé, le souvenir que je garde de Bétov se borne à un idéal déformé par la rêverie, le fantasme et l'espoir. C'est pendant cette période que j'avais souffert le plus aussi. Que l'on ne se méprenne pas, ce n'était pas le retour à la réalité qui avait été le plus abrupt, mais plutôt cette collision d'évènements dont je n'avais pas pris la prudence de m'occuper avec plus de sérieux, tout à mes contemplations sentimentales. La vie ne vous laisse pas réellement le choix du rythme, on s’y accroche tant bien que mal, et j’ai eu mal, en perdant un guide, un ami, une partie de moi, les yeux rivés sur les flatteries d’un miroir.
Une ombre court le long de la voie. Me tassant un peu plus sur moi-même, je me replie contre une haie défeuillée par l'air lourd de toxines de la Première. Sûrement le premier tour de garde. Une fois les alentours rapidement vérifiés, je m'élance en direction de la tour. Même dans la pénombre, elle surplombe Lutes. Je regrette l'étoile. Dédé, les sourires et gamineries. Mais je sais aussi que je ne peux pas y aller. Ni ce soir ni un autre. Ils ont renforcé la sécurité du centre-ville depuis le dernier forçage et de toute manière il m’est impossible de traverser les huit quartiers de nuit. Alors je me dirige comme je peux vers le chantier que je connais par coeur. Je traverse la cour de la Première en hâte et atteignant le grillage, je ne peux m'empêcher de jeter un dernier regard en arrière. La vue , demain, sera complètement différente.
Je prends appui sur mes paumes et commence l'ascension du périmètre sécurisé. L'air humide et épicé du soir calme l'adrénaline de la peur de se faire pincer. Je m'accroche sur la bordure, vérifie ma stabilité et balance mes jambes de l'autre côté du mur. Une lumière est projetée à gauche, l'effroi me glace le sang pendant une fraction de secondes avant de reprendre mes esprits. Parcourant rapidement la plate-forme des yeux, je me laisse couler le long du mur et me blottis contre la surface métallique avant qu'un second jet de lumière n’arrose l'emplacement où je me tenais précédemment. Doucement, je reprends mon souffle. L'enchevêtrement métallique est à bout de bras et sa massive carrure aux arabesques compliquées la rend exempte des vérifications de la patrouille. Dix hommes pourraient facilement disparaître en elle.
Je me sens un peu Gavroche, ce soir, alors je pénètre dans la carcasse rouillée à quatre pattes et à tâtons. L'entreprise est délicate, en suspension à trente mètres du sol. Le soir, ils enlèvent les filets de construction comme ils savent que des visiteurs inhabituels ne s'y aventureraient pas. Pas plus qu'il y a une semaine, un homme fuyant la Première avait été retrouvé démembré par sa chute, en contrebas. Mais je n'en suis plus à ma première exploration. Je connais les coins et recoins de ce monstre de ferraille aussi bien que mon propre appartement. Sa silhouette m’apaise comme le ventre rond d’une mère. La douce brise du soir m’abreuve d’adrénaline alors que je sens les jets de lumière se rapprocher de ma direction ; en équilibre sur les poutres de fer, les gardes peuvent encore me repérer, c’est là la difficulté principale que je rencontre : il faut faire vite, et avoir le pied sûr. Presqu’arrivée, mon talon glisse et se cogne dans un bruit sourd sur une latte de bois. Mes yeux migrent vers le bas instinctivement mais je me force à relever la tête immédiatement. “Si tu regardes le sol, il t’accueillera, si tu regardes le ciel, tu t’y envoleras.” Mes yeux s’embuent. Je ne connaissais pas l’homme, mais c’est toujours triste de savoir qu’il est tombé là. Là où je pose mon pied droit. Ils ont attaché un foulard rouge pour se souvenir.
J’ai une relation particulière avec ce chantier, ce monstre de ferraille maternant la ville. Avec ma carrure, je n'aurais jamais pu y travailler et le taux de femmes sur les chantiers est de toute manière quasi nul. Mais pourtant j’ai fait exception. Kenda fait l'exception. Même les gars du département de construction la craignent. Mais elle a beau avoir l'air d'un colosse, c'est aussi sans aucun doute la plus généreuse des personnes que je connaisse. Elle m'a offert mon premier emploi sur ce chantier alors que tous les quartiers d'embauche rejetaient mes offres. J'ai fait coursière ici pendant trois ans. Et plus d'une fois nous avons eu l'occasion d'escalader Esmeralda. La sirène et sphinx aux portes de la Première. J'ai quitté mon poste le lendemain du décès de Dédé. C'est assez bizarre de parler de lui comme d'un mort. Au passé. Comme s'il n'avait plus de lien avec la personne que je suis maintenant. Mais quiconque me connaissant bien saurait qu'il y a là un énorme paradoxe. Dédé m'accompagne encore sur mes pas. Partout où je vais, ses décisions ont porté leurs ombres sur les miennes. C'est comme ça que j'ai décidé de retourner à l'Institut. Dédé avait un jour dit que pour se trouver, il faut tout d'abord connaître ce qui nous entoure. Et puis je me suis dit que je ne me trouverai jamais en restant coursière toute ma vie. Il me fallait de l’ambition me répétait-il, il me fallait un but dans la vie, et non jouer au chat et à la souris indéfiniment avec les créatures de la nuit. Mais souvent, j'ai l'impression que ce que nous enseigne l'Institut, ce n'est rien d'autre que du pipeau. Et je me demande si je me trouverai un jour comme Dédé l’aurait voulu pour moi.
Une fois la scapula d'Esmeralda atteinte, je sors mon téléphone et mes biscuits. Enveloppée dans cette épaisse coque de fer, ils ne me découvriront pas avant l'aube du surlendemain. Je décide de me mettre à l’aise et sort de mon sac de toile mon large manteau de laine que j’enroule autour de moi comme une couverture ainsi que du papier et un graphite tout mâchouillé. Je gribouille, au gré de la musique du vent, ce que j’entends et ce que je vois, ce que je visualise. Des fois, des paroles m’inspirent, celles de Dédé, de nos histoires. Il me parlait du chant du Kookaburra, à l’aube alors qu’il descendait dans son enfance les dunes de sable entourant sa bâtisse familiale. Je n’ai jamais vu de sable, alors Dédé m’apprenait toutes ces choses : le sable, la texture d’un mur couvert de rugosité de près, mais de loin, la texture d’un drap de soie moirée ocre ondulant dans le vent. Ses explications me fascinaient. Ce n’étaient que poésie, caresse sur l’esprit et sur l’imaginaire - son univers.
Je passe ma tête discrètement à travers l'entrebâillement du manteau métallique servant de porte et observe les reflets crus de la Lune et le scintillement timide des étoiles à ses côtés. Elle a quelque chose d’obscène dans ses rondeurs diaphanes et prétentieuses, son trop-plein de courbes, cette perfection mathématique du cercle. Il me semble qu'elle murmure quelque chose, qu'elle grésille presque en noyant les panneaux rouillés d'une blancheur laiteuse. J'écarquille les yeux. Requiem for our society. Je sursaute. J'arrache lentement et prudemment mes yeux des lettres qui brillent dans l'obscurité partagée entre angoisse et adrénaline, comme si leur reflet argenté me consumait la pupille. Comme alertés par cette vision, tous mes sens se crispent. Je ne suis pas seule. Je le sens et le sais. Le vent et sa douce cadence se sont couchés et une respiration se fait entendre. Douce et régulière. Il ou elle est endormi. J'entr'aperçois son ombre dans la pénombre d’un renfoncement métallique. Je peux encore partir, mais au risque de me faire attraper et envoyer en confinement et non plus seulement chez Monsieur Laurec. Autant partager ma cellule avec mon compagnon de fortune. Et puis il me reste encore une chance dans ma malchance : celle de me blottir dans les recoins les plus sombres de la carcasse soudainement contiguë et y rester cachée sans qu'il ne me découvre avant de partir. Je me demande qui est cette personne. Est-elle l'auteur des graffitis ? Un fuyard ? Un... irrégulier ? La curiosité me pique de toute part mais si j'en crois mes tripes rien de bon ne peut sortir de tout ça. Ou peut-être ai-je juste faim. Tout de même... Requiem for our society... quelque chose dans ces mots m'est familier, d’une violence aiguë mais paradoxalement apaisante. Comme si Dédé m'en avait déjà parlé mais je ne parviens pas à me souvenir. L'individu commence à m'inquiéter tout autant qu'il m'intrigue. Je sens que je me suis empêtrée dans une situation complexe, dont la portée me dépasse, et cette phrase n'en est que la prophétie. C'est assez frustrant de sentir les choses arriver mais ne pas savoir de quoi elles relèvent.
*
— Ouvre la porte ! S'il te plaît... va-t’en. Ne te retourne surtout pas ! Pars ! Pars ! Il pleut des coups et des cris. Des cadavres et des ombres. Par terre, agonisent des câbles, des films éparpillés, bobines brisées, des éclats de plastique irisé, du vinyle, du cuir, lacéré, mordu, déchiqueté, éventré. Toute la rue est mise à sac mais ils, ceux qui ont causé une telle catastrophe, sont chez lui, chez elle. Il est grand. Brun. Svelte. Mais son visage est crispé d'angoisse. Il l'abandonne. Il est lâche. Mais c'était sa dernière volonté. Elle. Un fracas résonne dans la pièce dévastée accompagné de sa dernière plainte. Lui est parti. Ils le suivent mais ses jambes ont acquis une énergie nouvelle : il court et se perd en essayant, en espérant les semer. Un rideau blanc lui barre le front et les yeux, rideau aussi salé que la mer mais bien plus amer mais même s'il ne voit plus devant lui, il continue de s'enfoncer dans l'horizon. Ses gestes ont quelque chose de mécanique. Bientôt, il dépasse les débris et atteint la lisière de la forêt. Il ne sait pas que ses poursuivants ont arrêté de le suivre depuis un bout de temps, il continue de courir à en perdre haleine en sentant ses larmes lacérer ses joues. Sa silhouette s'efface derrière les arbres. Il ne sait pas non plus qu'il est à présent mort pour la société. Jeudi vingt-quatre octobre. Jan est officiellement mort.
*
Le matin est arrivé plus rapidement que je ne l’aurais voulu. La vue est belle, en hauteur, Kenda me comparait souvent à une sorcière-oiselle tant j’aimais à me percher en hauteur. Je retiens mon souffle et évite de penser. Dédé déclarait souvent que je réfléchissais bruyamment. En fait, Dédé considérait que j'incarnais le bruit à part entière dans l'appartement. Il me surnommait parfois d'anarchiste de ce fait et s'amusait à m'effrayer en m'expliquant qu'Ils pouvaient m'emmener pour trouble des moeurs publiques. À tous les coups, la remarque me clouait le bec et je m'enfonçais dans un mutisme temporaire. Mais même lorsque la voix ne porte pas, les sons semblent sous-tendre l'atmosphère. Alors j'essaie de taire toute réflexion. L'individu a bougé. Et il a marmonné. J’ôte ma chemise et décide de prendre l’initiative de l’attacher avant qu’il ou elle ne puisse hypothétiquement vouloir m’attaquer. Et pour mettre tous les atomes de chances que je peux encore trouver sur mon passage de côté, je me suis saisie d'une planche. Très lourde. Dois-je mentionner que tout est ferraille dans Esmeralda ? S'il lui vient l'idée de s'approcher de moi, je suis armée. Le poids dans mes mains commence déjà à fatiguer mes muscles mais je ne faiblirais pas. J'essaie encore de réprimer une pensée papillonnant dans mon esprit. Silence est de rigueur. La personne, visiblement un « il », se retourne sur son côté en grommelant, la bouche visiblement pâteuse, et je le distingue assez nettement. Son cou gracile me fait penser à celui d’un oiseau, si facile à briser. Il sommeille toujours. D’un mouvement habile je le retourne et le saucissonne avec mon plaid. Il ouvre brusquement les yeux, s’apprête à crier, avant que je ne lui fourre une poignée de mouchoirs dans la bouche. Son regard me scrute comme s’il avait affaire à une illuminée. Dédé me le répétait souvent d’ailleurs, et que mes décisions étranges finiraient par me conduire à Sainte Hubris, plus grand asile de Lutes. Je rapproche mon visage du sien, et lui chuchote à l’oreille en retirant la liasse de mouchoirs salivée de sa bouche. — Ne crie pas. Ce serait la pire chose à faire autant pour toi que pour moi, les gardes ne sont pas loin. D’accord ? Il hoche la tête en signe de consentement. Ma tête s’égare un instant dans ses pupilles vert d’eau, diluées à la manière d’une aquarelle. Il est à peine plus vieux que moi. — Je ne veux pas particulièrement me mêler de tes affaires ni toi des miennes mais je ne peux pas te faire confiance à moi que tu répondes à ces quelques questions. C’est dans tes cordes tu penses ? — Sans doute. Sa voix ne tremble pas, ni sa respiration. — ge ? — Émancipé. — Occupations ? — Actuellement ? Séquestré dans un chantier de construction à l’aide d’une chemis—sympa la couleur d’ailleurs. — As-tu déjà agressé/violé/volé/frappé/tué/stalké/abusé/trahi quelqu’un ? Rayer les mentions inutiles. — Je suis censé répondre à ça en toute honnêteté ? J’ai vraiment l’air d’un serial killer ? Ok, je vois, alors, j’ai déjà volé, frappé, trahi, et stalké. Si tuer des insectes et des lapins comptent, j’ai déjà tué aussi. En quoi me faire un test psychologique est censé aider à ce que tu me fasses confiance ? — Je pose les questions, pas l’inverse. Couleur préférée, goût ? — Je… bleu et sucré... Quelqu’un qui aime le sucré ne peut pas être foncièrement mauvais. Ma logique a toujours été un brin tordue. In fine, je sais juste que les autorités vont finir par le découvrir et je ne préfère pas abandonner quiconque en leur mains. Personne ne mérite cela. Je décide de le détacher alors qu’il m’observe comme si j’étais d’une autre espèce. Il se redresse et je me rends alors compte qu’il est grand, il me dépasse de deux têtes. Ses boucles brunes me frôlent le front. — Oh, j’ai oublié… ton nom ? Il me fixe les yeux vides et ses mots semblent surgir d’un organe annexe au coeur, une machinerie d’automate. — Jeong Il N… juste Jeong Il, ça suffira. Il s’arrête brusquement et semble attendre que je me présente. — Fine. Séraphine est un peu long, je préfère Fine. — C’est… laid, me répond-il, l’air estomaqué par un surnom de si mauvais goût. J’envoie valser sa remarque d’un revers de main. — C’est toi ? — Quoi donc ? — Requiem for our society. L’inscription, dehors. — Non, dit-il du tac ou tac. Je le crois, sa voix était ingénue, intriguée presqu’autant que la mienne. — On devrait partir, ils ne vont pas tarder à repérer l’inscription et inspecter les lieux. Je ne tiens pas à être mise en confinement.
Je ramasse mes affaires et m’avance vers le fond de la scapula, attendant que Jeong Il fasse de même. Le silence m’incite à me retourner, il n’a pas bougé. Sa silhouette grande et frêle se découpe dans la lumière et je me rends compte qu’il a l’air plus jeune que je ne l’avais estimé à première vue. Seize ans peut-être ? Un peu plus, un peu moins ? Tout juste tiré de l’adolescence et les yeux mis clos d’ignorance. Je l’appelle et il semble sortir de sa transe. Nous sortons du ventre de la gargouille. En vie.
- Notes d'une impulsive:
Vous pouvez le constater de vous-mêmes, mes projets s'entassent interminablement et sans les avancer, j'en amorce d'autres. Mais celui-là était plus que tentant. Jusqu'ici, ça ne change pas beaucoup de mon style d'écriture habituel, il n'y a rien de nouveau et c'est même peut-être un peu plus brouillon, un peu moins compréhensible. Plutôt qu'un roman, c'est un essai mais j'ai préféré le catégoriser "roman" parce que... Parce que j'n'écoute que mes tripes et jamais mon bon sens. Je suis jamais régulière quant au fil de ma plume donc pour les updates, ça peut se faire tous les 36 du mois ou toutes les heures. J'espère que ça ne sera pas trop difficile à comprendre à compter du 3ème chapitre mais s'il y a besoin, n'hésitez pas à me poser des questions — tant que ça reste en dehors du spoil. Merci d'avoir lu.
| un de ses êtres éoliens => un de ces êtres évènements => événements le taux de femme => le taux de femmes Mêmes les gars => même les gars
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Dernière édition par Dystopies Elliptiques le Sam 28 Nov - 20:21, édité 4 fois |
| | Meredith EpiolariReine de l'Impro Messages : 1431 Date d'inscription : 29/07/2014 Age : 26 Localisation : Between the peanuts and the cage | Sujet: Re: L'INSTRUMENTRISTE [S] Mer 5 Nov - 21:30 | |
| Eh bien moi, j'ai trouvé au contraire que ce texte était plus facile à comprendre que "Gris" par exemple. Et je sens qu'il existe un lien entre les deux, ne serait-ce que les mots "laque" et "céphalée" qu'on emploierait pas dans n'importe quel texte. Et puis le piano bien-sûr... Et le fond. C'est un thème récurrent chez toi la malédiction, et j'aime beaucoup, rien que le thème est cool mais quand il est traité avec un tel brio... Est-ce qu'on saura un jour pourquoi cette fille est maudite ? (c'est un spoil ? Non, je demande juste si un jour on saura, pas que tu me le dises directement ) Et puis quand la narratrice devient un piano, un piano brisé, ça te fout une claque, je comprends pas trop pourquoi mais c'est une image horrible d'imaginer un piano brisé en sachant que c'est la narratrice alors qu'une fille brisée on en connait partout... Et sinon, je trouve ça cool que tu tentes un roman, et je pense que même si tu abandonnes, le fait d'avoir testé te sera profitable Bref, j'aime et je veux la suite ~ (si tu es dans ta période "toutes les heures" ) Et... PUTAIN J'AI FAILLI PASSER A CÔTE DU JEU DE MOTS O.o J'avais lu "l'instrumentaliste" et je trouvais le titre étrange mais là d'un coup ça m'éclaire et... c'est génial, putain, c'est génial |
| | Dystopies ElliptiquesBaleine Impériale Messages : 276 Date d'inscription : 06/08/2014 Localisation : sur son piano
| Sujet: Re: L'INSTRUMENTRISTE [S] Mer 5 Nov - 21:51 | |
| T'as raison Rimi xD. C'est l'écriture de 'Gris' qui m'a inspirée. Parce que je me suis rendue compte que je parle rarement du piano. Pourtant, c'est un peu de moi. La nausée, le spleen, tout ça, c'est récurrent mais justement, quand je suis devant le piano, je suis toujours sans mots. Et dans ce projet, disons que je vais surtout tenter d'être le plus... "moi" possible. |
| | Meredith EpiolariReine de l'Impro Messages : 1431 Date d'inscription : 29/07/2014 Age : 26 Localisation : Between the peanuts and the cage | Sujet: Re: L'INSTRUMENTRISTE [S] Jeu 6 Nov - 18:49 | |
| Ce que tu fais me paraît dangereusement fou, follement courageux et courageusement beau O.o Mais t'as pas répondu à ma question : - Rimi a écrit:
- Est-ce qu'on saura un jour pourquoi cette fille est maudite ?
j'ai l'impression d'être le Petit PrinceOu alors... est-ce qu'elle le sait, elle ? |
| | Alfy Messages : 96 Date d'inscription : 02/11/2014 Age : 28 Localisation : Làààààà ! | Sujet: Re: L'INSTRUMENTRISTE [S] Jeu 6 Nov - 19:52 | |
| Alors, alors. J'ai également trouvé que le texte n'était pas brouillon. J'ai personnellement préféré gris mais j'aime tout de même celui-ci, notamment certaines très belles phrases (le passage "céphalée"). Cependant, si je dois émettre quelques brèves remarques, ce serait le fait que certains passages manquent de phrases plus longues, ou d'une ponctuation moins forte, qui permettrait d'amplifier le phénomène de rupture et de mieux les mettre en valeur je pense. Une petite remarque aussi "Actuellement, je chiale", je ne sais pas, je trouve peut-être que l'oralité rend la phrase moins forte que d'autres. Bref, j'ai tout de même vraiment apprécié ton texte ! Au plaisir, Alfy |
| | Dystopies ElliptiquesBaleine Impériale Messages : 276 Date d'inscription : 06/08/2014 Localisation : sur son piano
| Sujet: Re: L'INSTRUMENTRISTE [S] Ven 12 Déc - 22:44 | |
| Oui on saura Rimi . Alfy : Merci pour tes remarques. Je prends en compte . Suite postée dans le premier post sous spoiler.
Dernière édition par Dystopies Elliptiques le Lun 29 Déc - 13:10, édité 1 fois |
| | Meredith EpiolariReine de l'Impro Messages : 1431 Date d'inscription : 29/07/2014 Age : 26 Localisation : Between the peanuts and the cage | Sujet: Re: L'INSTRUMENTRISTE [S] Sam 13 Déc - 19:06 | |
| On saura ! J'aaaaaime ! - Dys a écrit:
- Flexibles et ondulatoire, comme une vague, comme le son...
Ils sont... et c'est de là que tout commence. "Comme le son... Ils sont..." C'est tellement facile que c'en est presque bête et pourtant j'ai trouvé ça magnifique Le dialogue est le genre de dialogue que j'adore, c'est un dialogue "vrai" qui a l'air naturel et un peu décalé en même temps, juste ce qu'il faut pour intriguer. Et le "Moi j'y crois !" a sonné longtemps dans ma tête, c'est fort cette petite phrase... Le personnage est trop mignon quand il regarde sa main et il a l'air un peu perdu alors on a envie de... je sais pas, de l'aimer ! On a l'impression qu'il a appris par cœur les choses qu'il faut faire ou pas sans jamais les intégrer vraiment au point que ça devienne automatique : - Dys a écrit:
- Il n'est pas bon d'en parler, moins encore que de parler politique.
Et sa "légèreté", c'est le mot qui a achevé de me séduire Par rapport aux lieux, c'est possible d'avoir un rapide commentaire sur la tour Colnart-Mass et l'étoile de Lutes ? (j'ai rien trouvé dessus ) Le bassin aux Nymphéas c'est cool parce que c'est un peu de l’impressionnisme ta manière d'écrire ~ Et puis, ça donne une impression de sérénité et de beauté dans la routine A quand la suite ? |
| | Dystopies ElliptiquesBaleine Impériale Messages : 276 Date d'inscription : 06/08/2014 Localisation : sur son piano
| Sujet: Re: L'INSTRUMENTRISTE [S] Lun 29 Déc - 12:41 | |
| Suite du chapitre 1 postée dans le spoiler.
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| | Meredith EpiolariReine de l'Impro Messages : 1431 Date d'inscription : 29/07/2014 Age : 26 Localisation : Between the peanuts and the cage | Sujet: Re: L'INSTRUMENTRISTE [S] Jeu 1 Jan - 18:31 | |
| En fait, cette deuxième partie du chapitre m'a fait saisir un univers que je n'avais pas vu avec le prologue et la première partie. C'est une atmosphère un peu bizarre entre passé et futur, presque un rêve... Et le personnage est au milieu de tout ça, insaisissable malgré sa sincérité apparente. J'aime beaucoup la manière dont l'héroïne parle de ce premier amour fantôme, la description de Bétov est superbe et je me demande s'il faut y voir une métaphore mais pour moi cette relation a l'air d'avoir quelque chose de très symbolique. La suite Cal ! |
| | | Sujet: Re: L'INSTRUMENTRISTE [S] | |
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