Lyla regarde un couple qui s'embrasse et son ventre gargouille. « Taisez-vous ! » ordonne-t-elle aux chenilles. Celles-ci obéissent, probablement parce qu'elles savent bien que de toute manière si Lyla ne les nourrit pas elles trouveront tout de même de quoi faire un délicieux repas.
Lyla observe le sourire satisfait de ceux qui ne rêvent pas d'être ailleurs. Elle ne comprend pas trop, mais en même temps elle se dit que ce doit être beau d'aimer. Les gens parlent de chaleur dans la tête et de papillons dans le ventre. Mais Lyla n'a jamais connu cela. Dans son ventre à elle, il n'y a que des chenilles qui ne deviendront jamais des papillons.
Les chenilles ont faim, elles rêvent d'un corps à absorber, à dévorer, à mastiquer, à dépecer et à sucer jusqu'à la moelle. Mais Lyla ne parvient pas à nourrir ses chenilles, et elles le lui font payer très cher.
Si Lyla ne peut pas leur offrir de l'amour à se mettre sous la dent, les chenilles mangent ce qu'elles ont à leur disposition. Elle se repaissent du cœur de Lyla qui souffre un peu plus à chaque bouchée, elle engouffrent ses rêves, engloutissent ses espoirs et grignotent son innocence.
Parce qu'elle n'est plus innocente à présent. Elle est même coupable, on le lui a dit bien souvent.

Lyla avait découvert les chenilles dans son ventre un peu par hasard, avec un mélange d'étonnement, de joie et de peur. Elle n'était pas sûre que ce soit normal, et surtout, elle n'était pas sûre que ce soit bien.
Mais avec l'innocente candeur que n'avaient pas encore dévorée les chenilles, il lui semblait qu'elle n'avait pas à s'inquiéter outre mesure. Elle avait décidé de s'en ouvrir à Lou parce que c'était toujours ainsi qu'elle procédait quand elle n'était pas sûre d'elle.
Lou... Son petit mentor personnel malgré son jeune âge, celle qui faisait la pluie et le beau temps, qui savait ce qui était bien ou mal et qui pouvait tout entendre et tout comprendre. C'était tout simplement une évidence que de lui confier cette incertitude afin qu'elle apparaisse sous une magnifique clarté.
J'ai des chenilles dans le ventre. Lou avait accueilli la nouvelle sans trop de surprise, sans trop de peur et surtout sans aucune trace de pitié. Lyla avait alors eu la certitude tranquille que cela ne pouvait pas être une mauvaise chose que d'avoir des chenilles à la place des papillons. Elle avait été heureuse.

Mais longtemps plus tard, parce qu'il n'est pas possible de conserver durablement un complicité sans qu'elle ne soit ponctuée de quelques disputes, Lou et Lyla trouvèrent matière à conflit dans quelque ridicule motif dont elle ne se souvint pas par la suite.
Et ce jour là, Lou avait traité Lyla de sale Mange-chenilles. En public. Cela était d'ailleurs l'insulte la plus grave que l'on pouvait tolérer devant l'assemblée qui était alors présente.
Mais cela encore, Lyla aurait pu le pardonner si seulement elle avait été persuadée que ce soit un mensonge. Ces chenilles dans mon ventre... Sont-elles ici parce que je les ai mangées ?
Lyla ne se souvenait pas avoir commis une telle absurdité. Elle hésitait à parler d'atrocité. Elle ne comprenait pas très bien. Pourquoi était-ce insultant de manger des chenilles ?
La jeune fille croyait se souvenir de certains pays où les hommes se nourrissaient de chenilles. Ces peuples étaient-ils brimés comme Lyla l'avait été par la faute de Lou ? Les questions fleurirent plus nombreuses encore que lors de la découverte des petites larves.
C'est à ce moment là que les chenilles avaient réclamé à manger et commencé à dévorer Lyla de l'intérieur. C'est à ce moment là que Lyla avait décidé qu'elle ne parlerait plus à Lou.

Un filet de bave sépare les amoureux tandis que leurs visages se décollent l'un de l'autre, mais ils ne semblent pas s'en rendre compte. Les chenilles grondent. Vraiment, c'est de ça que vous avez faim ?
Personne ne comprend Lyla, surtout pas elle-même. La plupart des gens l'évitent parce qu'ils ont peur que ses chenilles ne trouvent leur ventre plus à leur goût que celui de Lyla et décident de s'y installer.
Il n'y a rien à craindre, Lyla le sait. Mais elle comprend un peu les gens parce que ça fait peur de voir quelqu'un qui ne pourra jamais connaître les papillons dans le ventre et l'amour pur.
Lou regrette sûrement son acte dirigé par la colère. Ou alors elle l'a oublié. Parfois elle lance des petits regards désespérés à Lyla, des regards qui veulent dire : « Tu te souviens ? Tu te souviens quand tu me disais tout ? ».
Mais Lyla ne se souvient que trop et c'est pour cette raison qu'elle ne veut pas pardonner. Même si c'était il y a longtemps. Elle méprise un peu Lou aussi, surtout depuis que celle-ci a senti ses premiers papillons. En tout cas, elle n'a plus envie de lui parler.
C'est la trace de la trahison plutôt que celle de l'insulte qui brûle telle une marque au fer rouge dans l'esprit de Lyla. A présent elle sait qu'elle subira bien d'autres « Mange-chenilles », parce que pour les gens il est évident que ces chenilles viennent de quelque part et que si elles se trouvent ici c'est parce que Lyla les a mangées.
Mais elle sait aussi que ce n'est pas elle qui a permis aux chenilles de s'installer. Qu'elles étaient là tout simplement, qu'elles ont grandi en elle et qu'elles ont commencé à la dévorer quand elles ont senti qu'elle était faible.
Mais ce n'est pas grave. Parce que Lyla a appris à aimer ses chenilles. Et qu'elle est devenue forte.

Les amoureux se donnent un dernier baiser avant de se séparer. Lyla sourit. Elle les plaint. Tout à leurs papillons, ils ne connaîtrons jamais la délicieuse souffrance que procure le fait d'avoir des chenilles dans le ventre.