C'est sur une large scène aux décors majestueux, emplis de couleurs aussi vives que les plus douces nuits d'été, qu'il se dresse, sans complexe, sans fards, sans accessoires, armé seulement de sa verve et protégé par un masque ancien, rouge. Le comédien, ici vêtu d'une toge, là d'une robe, se métamorphose parfaitement, s'adaptant aux rires et aux pleurs de son audience. Pour offrir à tous un réconfort nécessaire dans une vie de douleur, il donne le meilleur de lui-même, se tuant à la tâche chaque heure de chaque jour. Il est applaudi, aimé, adulé. Nul ne lui dit que faire, mais il a ce talent si particulier qui lui permet de deviner ce que souhaitent les gens. Il est le plus vicieux des vizirs, le plus ambitieux des conspirateurs, le plus vénal des voleurs. D'antan, il ne s'incarnait qu'en chevalier, en admirant les valeurs et en partageant le but. Mais devant le plus cruel des public qu'est l'humain, pour plaire et être aimé, il n'a jamais été bon de jouer à meilleur que l'on paraît être, et le comédien en fit les frais, fut blessé. Non pas une fois, mais bien davantage, tant qu'il cessa de compter. Il se mit donc à jouer le méchant, adaptant les histoires pour s'assurer de ne pas être le héros, restant dans l'ombre du sauveur et se présentant toujours et en tous lieux comme le méchant, comme un être à qui il est préférable de ne pas s'adresser, de peur de se faire mordre et d'y rester. Si le public clame çà et là la grandeur du comédien, il ne connaît de lui que son masque de gueules.
Car lorsqu'il s'allonge le soir, il fait la même taille que quiconque ; et le méchant comédien redevient homme de douceur et de sincérité.
Parfois, dans l'audience, un spectateur se lève, et demande à le rejoindre sur scène. Il devient parfois son acolyte, parfois son adversaire. Le comédien, toujours garni de son masque, poursuit, prudent, son jeu dans les coulisses, et le spectateur, conquis, ne sait pas où s'arrête la scène et où commence le comédien, tant les deux sont entremêlés, tant le spectateur est étranger. Le comédien, s'il est blessé de ne pouvoir trouver le camarade parfait, se persuade qu'il est la cause de ses propres blessures et, ne prenant pas le temps de les panser, accueille un nouveau spectateur, qui, malgré sa présence sur les planches, n'a finalement jamais réellement quitté les gradins. Dans ce circuit fermé, le comédien ne cesse de souffrir et de prendre sur lui. Persuadé que son système lui convient, il y prend plaisir, et se fait le méchant même une fois loin des planches, car lui ne les quitte jamais complètement.
Et, le temps allant, le comédien finit par se prendre à son propre jeu et, assourdi par le confort de son masque et l'habitude de le porter, il oublie constamment de le retirer. Lorsqu'il tente de l'enlever, il le trouve collé. Trop occupé à faire semblant, il ne peut retrouver ni son chemin, ni d'où il est parti ; il ne peut remarquer la récurrence de ce spectateur-ci, un brin différent des autres, qui revient tant bien que mal, car si le comédien a à cœur le bonheur du public, lui s'est voué au bonheur du comédien. Ce spectateur-là voit bien le masque, mais par sa volonté, il le fait s'effacer. Il sait qu'il n'est pas meilleur que le comédien, et que trop souvent il prend du plaisir à, lui aussi, arpenter la scène et s'y déguiser ; mais il se reconnaît bien trop en le comédien pour se contenter de regarder et ne pas s'en mêler.