ALORS je suis désolée, je me suis rendue compte en me relisant que j'avais fait une erreur, et bref, tout est décalé ^^ Je reposte le début, même si je pense que vous pouvez continuer sans tout relire ^^ Désolée !
(Prologue des étoiles)
Le café est triste et il pleut dehors. Assise seule à ma table, une tasse de moka fumante posée devant moi, j'observe les gouttes consteller la vitre de diamants, comme des larmes. Il n'y a personne dehors – ni ici d'ailleurs. Je croise les jambes, souffle doucement sur les vapeurs qui s'échappent de la boisson noire. La porcelaine de la tasse est chaude. Je l'entoure de mes doigts pour les réchauffer : il fait froid à l'extérieur. Après avoir passé un peu plus d'une semaine à l'hôpital sans jamais sortir de ma chambre, je me réhabitue au mois de décembre et à l'hiver. J'aime bien avoir froid, pourtant. Une sorte de langueur engourdit mes sens, mes nerfs s'endorment et il n'y a plus rien en moi qui puisse ressentir la douleur. Je pourrais sortir en tee-shirt sous la neige, m'étendre sur le trottoir et regarder les flocons tomber autour de moi.
Le serveur s'approche de moi. Il me sourit en me demandant si j'ai besoin de quelque chose. Je lève vers lui mes yeux délavés – ceux de mon père – et réponds avec un petit sourire triste que ça ira.
« On ne croise pas beaucoup de jeunes qui boivent du café à ton âge. Tu aimes ça ? »
Peut-être pense-t-il que je suis encore au collège – ça ne m'étonnerait pas vraiment. Je réponds, secouant la tête, le regard perdu :
« Non, j'ai horreur du café. »
Pense-t-il que je suis ironique ? Pourtant je ne dis que la vérité. Je n'aime pas le café, mais en boire est agréable. On se sent quelqu'un d'autre. Ça me fait du bien. Je ne suis plus Lana ; je suis une fille qui boit du café, et à partir de ce moment-là tout peut arriver. Je peux être belle et heureuse. Je peux ne plus avoir mal.
Les médecins étaient désolés de mon manque de confiance. Peut-on croire en soi quand les gens nous insultent, quand on devient un vulgaire objet ? Quand notre destin est de souffrir et de satisfaire les pulsions des autres ? Je ne leur ai rien dit. Je ne leur ai pas avoué ce que l'ange m'avait dit. Ils m'auraient prise pour une folle. Je n'ai pas dit non plus ce que Michaël m'a fait. Ils l'auraient répété à mes parents. Ceux-ci, en apprenant que je me scarifiais, ont été choqués. Comment réagiraient-ils s'ils savaient que je me suis fait violer ?
Mon cœur se crispe, mon corps se tend. Je serre ma tasse entre mes mains, ferme un instant les yeux. Oublier.
Je n'ai pas beaucoup parlé aux infirmiers et aux médecins. Peut-être aurais-je dû en profiter, me décharger de mes problèmes ? J'ai pleuré, parfois, ils pensaient que j'avais eu envie de mourir.
Une nausée s'empare de moi.
Je me déteste. Je me suis battue durant deux ans pour au final choisir la facilité, pour choisir de mourir. Je me déteste. La lâcheté est pour moi le pire des défauts, avec l'orgueil. Je ne voulais pas céder à cette pulsion. Perdre l'envie de vivre, quand c'était tout ce qu'il me restait, aurait été terrible. Je me déteste. J'ai cédé. J'ai lâché prise, j'ai accepté de mourir. J'ai saisi ce que l'ange me proposait. Un rêve éternel… Et que serait devenue la réalité ? Cette vie idiote et stupide et douloureuse et inutile ? Je l'aurais abandonnée. J'aurais laissé ma mère et Cathy, d'autres gens sans importance. Mon père, aussi, je ne l'aurais jamais connu. Quelle douleur ce fut de se réveiller ! De découvrir que je n'avais pas réussi à rêver pour toujours. Pourtant, à présent, je me demande en frissonnant ce qu'il serait advenu de moi si je chutais en ce moment aux côtés de l'ange.
Je bois une gorgée de café ; un goût âcre se répand dans ma bouche. Un instant, le monde prend les couleurs de cette amertume – puis redevient l'ennuyeuse grisaille que tous connaissent.
Une fois que les médecins ont compris que je ne leur en dirai pas plus, ils m'ont laissée sortir, en me conseillant d'entamer une thérapie. Ma mère, mon père et moi sommes descendus au rez-de-chaussée. Le jeune homme de l'accueil nous a salué d'un signe de tête. Une petite fille en béquilles et un adolescent apparemment bien portant ont croisé mon regard pour s'éloigner aussitôt. Les portes automatiques se sont écartées devant nous et j'ai pu inspirer un peu d'oxygène et beaucoup de fumée de cigarette – première bouffée d'air frais depuis des jours, gâchée par le tabac. Mon père portait mon sac à bout de bras, nous avons traversé la rue et rejoint la voiture.
Le trajet du retour fut insupportable, comme chacune des visites que mes parents m'avaient faites à l'hôpital d'ailleurs. Cela doit être intolérable, pour une mère ou une père, de penser que son enfant n'est pas heureux. Il y a sans doute la culpabilité, la tristesse, le doute, qui s'installent. Se détestent-ils pour ne pas l'avoir aidé ? Pour ne pas l'avoir vu plus tôt ? Pour ne pas avoir réussi, tout simplement, à faire ce que la société demande : l'amener à avoir un équilibre ? Que ressentent-ils quand ils découvrent les scarifications qui ornent le poignet de leur progéniture ? Les bracelets rouges. Est-ce que leur cœur tombe et se brise ? Est-ce que le monde s'écroule ? Le sentiment global doit être l'impression d'avoir échoué, mêlée à une culpabilité sans nom et à une incompréhension totale ; car ils ne peuvent pas comprendre. Comment le pourraient-ils ? S'ils n'ont pas vécu la même chose, si on ne les a pas violés sur le carrelage d'une salle de cours ?
Un peu de café et oublier.
Je ne veux pas les faire souffrir. Cela aurait pu être pire, évidemment, si je ne m'étais pas réveillée. Cependant, j'ai lu dans les yeux de ma mère cette peine indescriptible que seuls les adultes assez inconscients pour avoir des enfants ressentent. Pourquoi donner la vie à une nouvelle personne qu'on aimera bien trop fort, bien plus fort qu'il n'est humainement possible d'aimer ? Ils en ont payé le prix. J'ai découvert une fragilité que je n'avais décelée chez eux auparavant. L'avais-je créée ? Existait-elle déjà avant ?
Je me déteste. Je ne suis pas la fille qu'ils auraient dû avoir, d'ailleurs personne ne mérite de vivre ça. Je n'aurais pas dû naître. Pourquoi venir au monde si ce n'est que pour souffrir et faire souffrir ?
La dernière gorgée brûle mes papilles. Je repose la tasse sur la table.
Je ne mérite pas de vivre, et pourtant je me bats stupidement pour y parvenir. Puisque j'ai un destin. Puisque je dois souffrir. Puisque je refuse ce que m'ont imposé ces stupides étoiles. À moi de tracer ma propre voie.
Je me lève et m'approche du comptoir. Le serveur prends les pièces que je lui donne, m'en rend quelques-unes que je glisse dans ma poche. Je sors, lançant une salutation polie. Je sais qu'il me regarde étrangement. Je n'aime pas le café.
Dehors, la pluie ne s'est pas arrêtée. Je retire mon manteau. Je veux profiter de chaque goutte qui tombera sur ma peau. Je retrousse les manches de mon pull et marche dans le froid. La température est certainement à peine positive. Je croise des gens emmitouflés dans de longues écharpes, les mains cachées au fond de leurs poches. Ils n'ont pas besoin, eux, d'échapper à la douleur. Ils peuvent avoir chaud et ne pas avoir mal. On me dévisage tandis que j'arpente le trottoir. Ils ne comprennent pas ; quelle chance ils ont.
Le froid s'insinue lentement en moi, je frémis avant de trembler, mes doigts me picotent avant d'être anesthésiés. J'ai l'impression que mon corps se couvre de cristaux de glace ; si l'ange était encore avec moi je pourrais rêver que je suis vêtue de givre, qu'à chaque pas je scintille. Seulement, il n'est plus là, il a sauté, il est en train de tomber. Sans moi. Je ferme les yeux, laissant passer une vague de douleur. Je suis seule, terriblement seule. Malgré ma famille et malgré Cathy. Le monde des rêves m'est définitivement fermé, et je dois affronter la vie.
J'arrive bientôt à la maison. Lorsque j'entre, essuyant mes chaussures sur le paillasson, ma mère descend les escaliers. Elle me découvre ainsi, pitoyable créature frissonnante et mouillée, elle se précipite vers moi et s'écrie :
« Lana ! Qu'est-ce qu'il s'est passé ? »
J'esquisse un sourire tremblotant pour la rassurer. Mon corps entier est pétrifié mais je ne veux surtout pas essayer de bouger. Quel délice, de ne plus avoir mal.
« Réponds-moi, Lana ! »
Elle me serre contre elle et frictionne mon dos. Je grimace et la repousse.
« Tout va bien.
- Pourquoi tu n'as pas mis ton manteau ? Tu as vu le temps qu'il fait ? »
Elle ne comprendra pas.
« J'avais envie. »
Elle lève les yeux au ciel, me conseille d'aller me réchauffer et me laisse. Elle ne sait pas quoi faire. Elle semble avoir perdu tout espoir d'un jour savoir pourquoi je me conduis ainsi. Crois-moi, maman, il vaut mieux que tu ne le saches jamais. Ce serait bien pire.
Je monte donc dans ma chambre, attrapant une serviette dans la salle de bain, me déshabille et me sèche. J'enfile ensuite un long pull de laine et de hautes chaussettes. Je prends un des innombrables CD que mon père m'a offerts, en glisse un dans le lecteur et baisse un peu le volume. La voix vieillotte d'un chanteur décédé trottine jusqu'à mes oreilles ; je m'allonge sur mon lit, me blottis sous les couvertures et, épuisée, m'endors pour ne plus avoir à faire face.
Demain je reprends les cours, demain.
Ma mère vient me voir plus tard ; je dois dire au revoir à mon père qui repart travailler pour la semaine. Je descends, le salue sans le toucher et attends sagement sur le trottoir que sa voiture ait disparu au bout de la rue. Je dîne avec ma mère qui fait la conversation, je remonte dans ma chambre et, plus tard, m'assoupis.
Une journée de finie ; mais demain nous serons demain.
Dès que ma mère sort de ma chambre, je commence à pleurer en silence tandis que, inévitablement, les images se bousculent dans ma tête. La douleur est intolérable. Mon ventre, je n'ai plus de ventre. J'ai envie – besoin – de me faire du mal. Je veux voir le sang couler de nouveau. Je veux pouvoir oublier que ma souffrance ! Je gémis doucement.
Est-ce que c'est grave ? De se scarifier ? Si ça me fait du bien ? Si ça m'aide vraiment ? Si ça m'apporte du bonheur ? Je sais que c'est malsain et que ce n'est pas normal. Je refuse de l'admettre. Je me sens tellement stupide et tellement courageuse.
Nous en avons parlé, avec mes parents. C'était extrêmement dérangeant. Un malaise, un mélange de culpabilité inavouée et de tristesse. D'une certaine arrogance, de rébellion. Une conduite adolescente. Je déteste me comporter ainsi. Comme si pour devenir adulte, il fallait d'abord être idiot. Ma mère a pleuré, mon père ne comprenait pas et ne cessait de poser des questions. Ils m'ont demandé d'arrêter. Arrêter. Comme si c'était simple. La scarification est une drogue. On ne résiste pas à la descente.
À l'hôpital, je ne pouvais pas le faire. Je n'avais aucun moyen d'échapper à la douleur. Je devais la supporter pendant toute la journée sans avoir la perspective de m'en libérer quelques instants le soir. Arrêter. On ne sèvre pas aussi facilement. La souffrance quotidienne se mêlait à cette envie inassouvissable de se scarifier. J'ai eu mal. Tellement mal ; je ne veux pas revivre ça. Je voyais comme un échec chaque jour où je ne traçais pas de ligne rouge sur mon poignet. Un échec. Les images de mes récentes automutilations se mêlaient à celles de la salle de classe, c'était insupportable, combien de fois ai-je perdu connaissance ? Combien de fois ai-je hurlé et pleuré, me suis-je tordue de douleur sur mon lit sans que les infirmiers n'y puissent rien ?
Et pourtant, pourtant, si je veux vivre, si je veux aller bien, je dois arrêter. Ce verbe dissimule toutes ses difficultés. Arrêter, c'est y penser chaque jour jusqu'à enfin oublier – si l'on peut oublier. C'est être bien plus mal que quand on se faisait du mal. Arrêter ! Si ma douleur originelle s'arrête, j'arrête. Je sais que ce marché stupide, ce chantage futile, ne tient pas. Comment une douleur morale pourrait-elle s'effacer avant une douleur physique ? À moi de m'arrêter. De supporter la douleur. De l'oublier.
Je descends au rez-de-chaussée sans faire de bruit. Chaque pas s'étire infiniment pour rester silencieux. Chaque seconde dure une éternité, assez pour que je puisse positionner mon pied correctement et ne pas faire craquer les marches des escaliers. J'ai peur de réveiller ma mère. Enfin arrivée à la cuisine, j'ouvre le tiroir avec précaution et en retire un couteau aiguisé. Je remonte aussi silencieusement qu'à l'aller. Je me sens asservie par mon envie de me faire du mal. Réduite en esclavage, obligée de faire bien trop d'efforts pour une récompense que tous jugent futile ; sauf moi. Pourquoi ne suis-je pas comme eux ? Pourquoi ne vois-je pas la stupidité de mon acte ? Pourquoi n’arrête-je pas ? Arrêter.
Je m'assois sur mon lit en tailleur, pose mon avant-bras sur mes genoux. Je souris instinctivement. Je sais ce qui va venir ; je l'attends et je le veux. La lame sur ma peau est glacée, mon cœur s'affole. Je me rappelle le sang qui coulait. Le bruit des gouttes qui tombaient sur mon matelas. La sensation aussi, qui effaçait la douleur. Ce feu d'artifice sur mon poignet, mon ventre et mes cuisses. Partout. Puisque c'est beau. Cette impression de puissance, aussi. Réussir au moins une fois, être enfin maître de quelque chose.
Ma mère qui pleurait. Mon père qui essayait d'éprouver quelque chose.
J'irrite ma peau par les va-et-vient incessants du couteau.
Cathy qui pourrait découvrir des gens mieux que toi. Sa relation avec Michaël que tu pollues. Toi qui es nulle et stupide et inintéressante. Ta mère que tu rends triste. Ton père qui essaie de te connaître. Tous ces gens qui t'aiment et que tu n'aimes pas en retour.
La lame s'enfonce. Le sang ne cesse de couler. Un instant je perds le contrôle et je ne peux qu'observer le liquide écarlate me fuir. La lame se noie. Je ne suis jamais allée aussi profondément, la sensation de puissance est décuplée
Et que tu n'aimes pas en retour.
Le sang coagule. Je reprends ma quête de la douleur, autre part sur mon corps. Je remplace les souvenirs par des cicatrices sans me demander si c'est mieux.
Quelques minutes plus tard, dans mon lit, la lampe de chevet allumée et le poignet en sang, j'ai les yeux grand ouverts. Je refuse de dormir. S'il n'y a pas de sommeil, il n'y aura pas de nuit, il n'y aura pas de jour. La nuit sera éternelle ; les heures suspendues. Alors je ne pourrais pas revoir Michaël puisque le temps se sera arrêté. Je ne veux pas dormir.
Je reste ainsi plusieurs minutes, prostrée, les yeux dans le vague. Je suis satisfaite de moi, mais aussi épuisée. Tenir toute la nuit me semble impossible mais j'ai tellement peur ! Tellement mal ! Que je me sens capable de veiller.
Je ne veux pas faire de cauchemar. Je ne veux pas faire de cauchemar. Je ne veux pas faire de cauchemar. Je ne veux pas faire de cauchemar. Je ne veux pas faire de cauchemar.
Je tombe bientôt dans un demi-sommeil assommant.
Le cauchemar s'insinue dans mon esprit avec autant de facilité que la peur. De nouveau dans le couloir, à songer à un manuel de mathématiques. Les pensées tourbillonnantes, des mots futiles et les yeux froids un peu ailleurs. Préoccupée par mon père qui arrivera bientôt. J'ai peur de le revoir. Nous ne nous entendons pas bien – nous ne nous connaissons pas. Deux étrangers l'un pour l'autre. Je me sens mal à l'aise avec lui, comme si quelque chose clochait. Lorsque nous nous voyons, nous sommes incapables d'échanger. Il y a comme une paroi entre nous deux – invisible et pourtant terriblement présente.
Il y a une silhouette au fond du couloir. Baraquée, dans une position nonchalante. La voix éraillée de Michaël me hèle.
« Lana, tu peux venir ? »
Je soupire, hésite un instant, sur mes gardes. Il ne s'intéresse pas à moi d'habitude – il ne me parle pas, ne me regarde pas.
« Viens, tu peux me faire confiance, non ? »
Étonnée par son comportement, j'avance avec l'arrogance féminine de celles qui se pensent admirées. Je fais semblant comme toujours, j'imagine que j'ai confiance en moi et que j'assume mon corps maigre et informe. Je ne suis pourtant qu'un squelette avec d'effrayants yeux d'acier.
Je le rejoins. Son regard ne m'a pas quittée. Je plante le mien dans le sien, il me demande pourquoi je rougis. Levant les yeux au ciel, je repousse l'espoir qu'il me trouve jolie et j'entre dans la salle. Mon manuel est bien là. Je me sens soulagée, je croyais l'avoir perdu. Je l'attrape, vérifie que mon nom est inscrit à l'intérieur. Les petites lettres d'encre ont bavé un peu, mais les boucles bleues sont encore lisibles. Lana.
Je demande à Michaël ce qu'il fait ici. J'espère au fond de moi qu'il vient sans me vouloir de mal. Que nous allons parler. Juste parler, comme si nous faisions connaissance. Je voudrais qu'il m'offre cette opportunité, de tout recommencer.
Mais il ne me répond pas, bien sûr. Il ne veut pas me l'avouer. J'ai l'espoir que toute cette indifférence, les petites insultes qui ont parfois fusé, les coups qui sont partis, appartiennent au passé. Peut-être vient-il s'excuser ? Dire qu'il est désolé ? Ces mots seraient délicieux à entendre de sa bouche. Ils me soulageraient d'un poids que je traîne depuis trop longtemps. Il me propose de rentrer avec moi, cette soudaine gentillesse ne fait que me conforter dans mon hypothèse. Je laisse un sourire timide effleurer mon visage alors qu'il me devance pour m'ouvrir la porte.
« Bouge pas. »
« Obéis. »
« Ta gueule. »
« J'voudrais qu'tes cheveux soient plus longs. »
« C'est pas parce que t'es belle, hein. C'est parce que t'es muette. Parce que t'es conne aussi. T'es conne ! »
« Tu diras rien. Je te fais confiance. »
La porte claque.
Ma mère me réveille en douceur à six heures et m'extirpe de ce cauchemar assourdissant. Je parviens à ouvrir les yeux. Les phrases trottinent encore dans ma tête ; et ses mains sur mes cuisses. Ma mère ouvre le store de ma fenêtre. Le soleil n'est pas encore levé. Je repousse mes draps et m'assois. Elle me demande si je suis fatiguée.
« Un peu. », fais-je les yeux rivés au sol.
D'un air compatissant et maternel, elle sourit en disant que je peux rester à la maison. Un instant, l'idée lâche d'accepter sa proposition m'effleure, puis je me raisonne. Je ne peux pas fuir toute ma vie : il faut que je me confronte au danger et à la douleur. Peut-être en viendrai-je ainsi à bout.
Alors je me redresse et descends à la salle de bain.
Mon esprit me crie, m'assène, chacune des phrases qu'il m'a criées et assénées.
Une fois nue, je compte les cicatrices sur ma peau. Elles strient mes bras, mes jambes, mon ventre. Je me scarifiais pour éprouver une autre douleur, pour oublier la plus terrible. À présent, je cherche désespérément un moyen de me sentir à nouveau bien physiquement. Je ne cherche plus à oublier ; mais à effacer. Je veux agir. Voir mon propre sang couler, ressentir une douleur que j'ai choisir de m'infliger, m'aide à me réapproprier mon corps. Je reprends dans la violence ce qu'on m'a volé dans la violence.
Douleur, il ne faut pas penser aujourd'hui. Il faudrait ne pas penser après le cauchemar, après le viol.
Dans la cuisine, je trouve un mot de mon père – c'est bien son écriture méticuleuse, de petites lettres serrées – qui me souhaite une bonne reprise et espère que tout se passera bien. Il me rappelle qu'il reviendra dans une semaine, le vendredi soir s'il a de la chance. Il termine en disant qu'il m'aime. Je suis touchée, je sais qu'il ment puisqu'il en est incapable. Mais le fait qu'il me l'écrive me fait comprendre qu'il essaie désespérément, lui aussi, d'échapper un peu à son destin et d'aimer.
Aimer.
Je m'assois et mange un peu. Ma mère arrive, vêtue de son long manteau beige qui lui donne l'allure d'une ministre, et m'embrasse sur le front. Elle s'en va et je me retrouve seule. La porte claque.
La douleur n'est plus supportable ; et puisque je n'ai personne à qui la dissimuler, je tombe de ma chaise et éclate en sanglots. Je ne veux pas y aller. Je me sens tellement enfantine, à geindre et à me tordre sur le carrelage parce que j'ai mal. Je suis terrifiée, je ne veux pas me rendre au lycée. Ils vont se moquer de moi et me poser des questions, ils vont me regarder étrangement, avec ce rictus qu'ils arborent toujours en ma présence. Il y aura Michaël aussi Michaël. Il me dira encore que je suis idiote mais que c'était amusant de me voir étendue sur le carrelage comme morte. Il m'insultera peut-être, il me regardera surtout. Ses yeux simplement posés sur moi. Ça sera le plus insupportable, je ne veux pas y aller !
Bientôt, je suis prête, parce que je suis obligée d'aller en cours. Il m'a fallu de longues minutes pour me redresser, bien d'autres encore pour me préparer. J'ai enfilé une chemise un peu large, un jean foncé. J'avais tellement mal, chaque geste m'arrachait un cri.
Me voilà, devant le miroir dans ma chambre. Je me sens homme dans cette tenue. Plus aucune forme visible. Il n'y a plus rien à regarder, même plus mes jambes. Je vérifie si mon rouge à lèvres ne dépasse pas, puis je me rends à mon arrêt de bus, le ventre tordu par l'angoisse de retrouver Malcolm et Nathan.
Ils ne sont pas là quand j'arrive. Je suis soulagée. Je m'assois sur la banquette étroite de l'arrêt transparent et attends patiemment. J'espère stupidement qu'ils ne viendront pas.
« Lana ! »
Un cri étonné et ravi, déjà moqueur. Il prononce mon prénom sans faire attention, il le jette. La voix grinçante de Malcolm m'écorche vive. Je me lève et me tourne vers lui, qui précède son ami. Je dois résister.
« Malcolm. »
Ma voix est froide, comme l'était celle de mon père. Je feins de l'accueillir avec indifférence – en réalité j'ai tellement peur. Il ne prend pas garde et s'approche de moi, les yeux brillants d'insanité. Nathan le rejoint. Ils sont tous proches – presque contre moi, j'entends leur respiration et je distingue le duvet de leur moustache d'adolescents.
« Tu nous as manqué. », lance Malcolm avec ironie.
Un sourire cruel barre le visage de Nathan. Je réponds sur le même ton, avec moins d'assurance cependant :
« Vous aussi. »
Ils rient. Plus je les regarde, plus ils me dégoûtent.
« Pourquoi t'étais pas là ? »
Dangereuse question. J'avance prudemment :
« Je n'ai pas envie d'en parler. »
Ils s'irritent de ma réponse. Malcolm lance cruellement :
« Elle a essayé de se suicider. Tu vois j'avais raison. »
Je ne dois pas flancher. Mon cœur s'affole mais je reste droite. Je ne parviens pas à rétorquer. Ils ricanent. Je murmure :
« Allez vous-en. »
Ils rient plus fort. Je répète en criant :
« Allez vous-en ! »
Nathan m'attrape par le bras et me jette sur le sol. J'amortis le choc de mes paumes. Je me retrouve à leurs pieds, à genoux. Malcolm éclate de rire. Je tente de me relever, il me frappe au bassin. C'est douloureux. J'entends le bus qui arrive. Je reste prostrée sur le goudron à retenir mes larmes et les souvenirs. Un chien, je suis un chien. Ils s'éloignent et j'entends Nathan me jeter :
« Tu nous as vraiment manqué ! »
Nous sommes demain.
Lorsque j'arrive au lycée, après un trajet en car difficile, je me sens oppressée. Respirer est une tâche ardue, j'inspire longuement pour suffoquer encore. Je me sens noyée dans la foule que le portail aspire. Entraînée contre mon gré, je passe les grilles avec angoisse. Je retrouve instinctivement mon casier. Je suis compressée par les adolescents qui discutent et m'écrasent pour aller à la rencontre d'un ami. Leurs corps embrassent le mien et la douleur s'éveille. C'est Cathy qui me sauve.
« Lana ! » l'entends-je s'écrier.
J'ai à peine le temps de la voir qu'elle me serre déjà dans ses bras. Ce contact me raidit, je la repousse doucement. Elle me regarde, les yeux en demi-lunes à cause de son trop grand sourire.
« Tu m'as manqué ! Il t'est arrivé quoi ? »
J'évoque vaguement l'hôpital, signifie que ça ne se reproduira plus et que ça n'était pas grave. Je lui demande ensuite s'il s'est passé quelque chose d'intéressant pendant mon absence, et elle se lance dans un monologue.
Nous sommes demain et Cathy parle.
Le premier cours est une épreuve. Assise à mon bureau, je dois supporter les regards intrigués, méprisants ou moqueurs des élèves de ma classe. Michaël arrive en dernier, comme à son habitude, et lorsque je le vois entrer, la souffrance est tellement forte, je me sens mourir. Je dois tenir, pourtant, faire face. Alors je reste droite, sans rien montrer de ce que j'éprouve. Je maîtrise les souvenirs qui remontent et la honte et la douleur et le poids sur mes épaules trop larges et pourtant pas assez pour le supporter ; j'ai mal. L'ange n'est pas là, je ne peux pas rêver, je suis crucifiée à cette réalité terrible. C'est une torture. Michaël s'installe juste derrière moi. Je sens son regard peser sur ma nuque dévoilée par mes cheveux trop courts. Sa voix grave me parvient :
« Enfin de retour, Lana ? »
Dans cette phrase rauque, j'entends toutes les moqueries à venir, toutes les douleurs futures. J'entends les sombres desseins et les chuchotements glissés à l'oreille. J'voudrais qu'tes cheveux soient plus longs. Je voudrais que Michaël se taise. J'ai envie de pleurer mais je me contiens. Je ne suis plus une enfant.
La professeure d'anglais me demande si j'ai rattrapé les cours. J'acquiesce, absente.
La journée me promet qu'elle sera longue et douloureuse.
J'observe Cathy vivre. Elle semble s'être rapprochée de certaines personnes pendant mon absence ; j'ai l'impression que je l'ai empêchée de s'ouvrir aux autres. Elle sourit à plusieurs personnes en entrant dans une salle de cours, échange des regards avec quelques filles. Elle ne m'oublie pas, cependant, et elle me parle encore. J'essaie d'être intéressante et de discuter avec elle. J'en suis tellement incapable qu'aucune phrase sensée ne me vient, je me tais, me mure dans le silence, assistant à son interminable monologue qui peut-être la lasse.
C'est tellement étonnant, de marcher dans les couloirs, de s'asseoir sur les chaises inconfortables. J'avais oublié à quel point c'était répétitif.
Cours de français. Le professeur nous accueille, assis derrière son bureau. Il semble envahir l'espace. Ses yeux vifs feuillettent les visages des élèves qui s'installent. Cachée au fond comme à mon habitude, Cathy à mes côtés, je l'observe du coin de l’œil. C'est un personnage fascinant.
Il ouvre sa sacoche ; et une autre porte sur un nouveau savoir, un peu plus loin des souvenirs.
Sonnerie, fin de journée, je dis à Cathy de ne pas m'attendre sous prétexte que je veux poser des questions au professeur. En réalité j'ai seulement trop mal pour marcher. Mes jambes sont lourdes, tremblantes. Toujours ces sensations que je retrouve, il a posé ses mains sur mes cuisses et écarté mes jambes. Je me lève lentement, descends les escaliers en essayant de ne pas pleurer. Il y a un trou béant dans mon ventre. J'arrive au casier et, la tête dans les mains, laisse échapper un gémissement.
Je vais devoir aller encore jusqu'à la sortie.
Tout en descendant lentement jusqu'au portail, j'observe de loin Cathy et Michaël qui discutent sur le trottoir. Cathy triture les mèches bleues qui strient sa chevelure noire – une fantaisie qui l'a prise il y a quelques jours pendant mon absence. Elle est encore plus jolie. Michaël a allumé une cigarette et une fumée élégamment mortelle s'en échappe en vrilles délicates. J'espère un instant qu'elle l'assassine, comme l'annonce prétendument le paquet. Si fumer tue vraiment, alors pourquoi ! Pourquoi n'est-il pas encore mort ?
Cathy sourit en m'apercevant. Elle s'avance vers moi, je la rejoins. Ses yeux bleus papillonnent. Elle est toujours aussi ingénue. Je ne peux m'empêcher de sourire tristement ; j'ai égaré mon enfance sur le carrelage. Cathy s'écarte pour laisser la place Michaël.
Une souffrance sans nom m'envahit.
Nous nous retrouvons à trois, dans un silence embué de nicotine, à sourire chacun de différentes manières. Je croise le regard cruel de Michaël, avec ce rictus ricanant qu'il avait juste avant de m'embrasser. L'innocente Cathy ne sait pas ce qu'il se passe, ce qu'il s'est passé. Elle commence à parler du travail à faire en anglais. Ni Michaël ni moi n'écoutons. Nous restons à nous fixer, et le premier qui détournera les yeux perdra. Perdra quoi ? Si nous le savions, peut-être ne nous regarderions-nous jamais. Peut-être ne ferions-nous pas de jeu si dangereux.
J'ai déjà vu ses yeux de plus près. Son regard sombre, parsemé d'éclats plus clairs, s'est déjà planté dans le mien avec violence. Je me souviens du moindre détail de son visage. Les flashs qui me sont revenus par la suite sont ancrés dans mon esprit et je ne pourrai pas les effacer. J'ai fermé les yeux, lorsqu'il m'a violée, pour ne plus les rouvrir – j'ai détourné le regard et j'ai perdu.
Il m'observe. C'est dérangeant tellement douloureux. Tout en tirant sur sa cigarette et en soufflant la fumée. Mes yeux froids, mon visage dur, mes cheveux roussis : il me scrute. M'a-t-il déjà regardée ainsi ? Que s'est-il passé pendant que je fermais les yeux ? Il m'a dit que ce n'était pas parce que j'étais belle ; et pourtant ses yeux traîneraient sur tout mon corps s'il ne voulait pas perdre. Peut-être se remémorerait-il ce qu'il s'est passé il y a deux ans, peut-être tenterait-il de se souvenir ce qu'il y a derrière mes vêtements.
C'est pas parce que t'es belle, hein. C'est parce que t'es muette. Parce que t'es conne aussi. T'es conne !
Souffrance. Peut-être, peut-être. Mais je ne risque pas de perdre pour te voir en entier, Michaël.
Nous n'entendons pas Cathy s'interrompre. Nous sommes trop concentrés sur ce duel, sur toutes nos pensées, sur tous nos souvenirs communs – nos souvenirs communs, comme si nous avions passé des vacances ensemble. Cathy nous hèle d'un ton un peu irrité :
« Eh, ça va ? »
Je suis la première à détourner les yeux. J'ai perdu.
Une fois chez moi, je me réfugie dans ma chambre. Ma mère n'est pas encore rentrée, mon père ne reviendra pas ce soir. Je suis seule et je devrais travailler. Je m'étends sur mon lit, me recroqueville et laisse la douleur m'envahir. Je lui ai résisté face à Michaël, à présent elle peut me terrasser. Elle réveille mes nerfs à vif, rallume des élancements enfouis. Je la laisse faire. Détachée, je souffre. Je me force à rester immobile pendant que je me fais dévorer vivante. Des souvenirs me reviennent, encore et encore, et je ne tente pas de m'y soustraire. Je suis impuissante face à tout cela. J'ai besoin de solution pour effacer ma souffrance et non pour la fuir.
Le soleil s'est déjà couché. Dehors rien ne se passe et seuls les réverbères brillent.
Je ne peux pas rêver. Je ne peux pas rêver, c'est terrible.
Ma mère rentre quelques minutes plus tard. J'entends ses talons claquer dans l'entrée puis dans la cuisine. Je l'imagine poser son sac sur la table, ouvrir le réfrigérateur pour regarder ce qu'elle préparera pour le dîner. Elle sort ensuite son téléphone de son sac, compose le numéro d'un de ses collègues ou du rédacteur en chef et parle travail et articles. Elle m'a confié un jour qu'elle aimait écrire.
Elle m'appelle. Je me lève, la rejoins en bas. Je m'assois, lentement, avec quelques précautions. Elle est belle, comme à son habitude. Je ne sais même plus si j'éprouve de l'admiration ou de la jalousie. De la colère aussi, je l'accuse de ne pas m'avoir donné d'elle que son genre. Peut-être n'aurait-elle pas dû ; tout ça ne serait pas arrivé et je serais un garçon normal. Je ne parlerais pas à mon père, je discuterais un peu avec ma mère. Je passerais mon temps avec des gens agréables et intelligents. Avec Michaël, peut-être ? Je me demande si je le déteste par nature ou simplement pour ce qu'il m'a fait. Si Lana n'était pas moi, si j'étais un ami, si je n'avais rien su. Est-ce que je l'aurais apprécié ?
La question me trouble tant que je n'entends pas ma mère me parler. En émergeant de ce qui aurait pu être un rêve si l'ange était encore là, je lui demande de répéter.
« Ta journée s'est bien passée ? Ce n'était pas trop dur ? »
Un rictus se dessine dans mon cerveau à grands coups de poignard. Je réussis à répondre :
« Il y avait Cathy. »
Cathy, Cathy résume à elle seule ma journée ; je me suis accrochée désespérément à elle pour ne pas sombrer. L'instant sur le trottoir me revient en mémoire et le sourire s'élargit. La cigarette et les yeux. Douleur, douleur. Je fais un effort pour demander à ma mère si cela s'est bien passé pour elle, mais toute cette conversation sonne faux. Je me moque pertinemment de ce qui lui est arrivé. Elle parle sans que je l'écoute. Je n'ai pas envie de m'intéresser à sa vie. Elle doit être comme celle des autres : heureuse la plupart du temps, un peu ennuyante, avec de petits problèmes et de petites joies. A-t-elle un jour connu la mort ou la souffrance lancinante d'un passé acéré ? Soudainement je me sens égoïste de ne songer qu'à ma douleur. Bien sûr qu'elle a connu des passages plus sombres ! J'éprouve le besoin féroce de me faire du mal, mais je me contiens. Pas ici, pas avec elle en face, pas avec les débris du verre que je pourrais jeter par terre…
Je voudrais hurler.
Cette première journée m'a épuisée. Dans ma chemise de nuit, je ferme mes volets, jetant un dernier regard au ciel. Les petites étoiles semblent rire, peut-être se moquent-elles. Ils se moquent tous. L'air est glacial, j'inspire longuement avant de refermer ma fenêtre. Marchant sur la pointe des pieds, prenant conscience de la douceur de la moquette sur ma peau nue, je rejoins mon lit.
Malgré les souvenirs qui tournent en boucle dans ma tête, malgré les questions et les doutes, je m'endors rapidement.
Il est un peu plus loin de moi, près de la porte. Cela m'arrête, j'hésite un instant. Il me demande si je peux venir. C'est étonnant qu'il m'adresse la parole. Puis, il rit en disant que je peux lui faire confiance. C'est faux mais je m'avance. Je suis intimidée par ses yeux sur mon corps. Sur mon corps, il me demande pourquoi je rougis. Parce que personne ne me regarde comme ça. Nous entrons, je prends mon manuel. Il ne répond pas à mes questions. Il joue encore.
Il ouvre la porte, me fait signe de passer devant lui, tout bascule en un rien de temps.
J'atterris brutalement sur le carrelage, mes jambes amortissent ma chute. Je reste sonnée, il s'agenouille devant moi. Un instant – même pas une seconde – nous nous regardons. Puis, il me plaque contre le sol. Ses deux mains agrippent mes épaules et me poussent. Il s'assoit brusquement sur mon ventre, me coupant la respiration. Son visage s'approche du mien et il m'embrasse. C'est mon premier baiser. Puis il s'écarte et tente de me retirer mon tee-shirt : y parvient. Il le jette à quelques mètres. Ensuite, il baisse mon pantalon. Pas violemment, non, il prend le temps de le déboutonner. Rapidement. Il pose ses mains sur mes cuisses et veut écarter mes jambes ; y parvient également. Pendant quelques minutes, il me viole. Une fois cet acte accompli, il se rhabille et me laisse nue. Il se lève, me surplombe, me lance :
« C'est pas parce que t'es belle. C'est parce que t'es muette. Parce que t'es conne aussi. Qu'est-ce que t'es conne ! »
Avant de me laisser, il s'accroupit près de moi et pose une main avide sur ma jambe.
« Tu diras rien, je te fais confiance. »
La porte claque.
Mon réveil sonne quelques heures plus tard, j'essaie de me lever. Les draps bruissent sur mes jambes quand je les repousse. La moquette chuchote quand je pose mes pieds dessus. La poignée pleure quand je l'abaisse, le jet d'eau siffle quand il jaillit du pommeau de douche. Les gouttes d'eau claquent impatiemment en tombant dans la baignoire. Le peignoir ronronne quand je l'enroule autour de mon corps. Mes vêtements se taisent quand je les enfile.
J'ai tellement mal tellement mal, ce cauchemar était insupportable. Je n'en peux plus, entendre chaque nuit que ce n'est pas parce que je suis belle, que je ne dois rien dire, chaque nuit ta gueule et obéis. J'ai envie de vomir et je voudrais être non plus muette mais sourde.
À la radio une femme victime de harcèlement sexuel à l'hémicycle témoigne.
Arrêt de bus et moqueries. Malcolm attrape mon sac dans le car et le lance à Nathan. Celui-ci le fouille et en sors des serviettes. Il les brandit triomphalement et je surprends les sourires des passagers. Je reste de marbre et attends qu'ils me rendent mon cartable. Je laisse cette honte glisser sur ma peau sans briser mon cœur ; j'ai connu tellement pire. Ça fait pourtant mal. Je récupère mon sac lorsqu'on arrive au lycée. Je range patiemment la petite boîte bleue dans la poche la plus discrète de mon sac et me lève. Malcolm me fait un croche-pied et je m'étale de tout mon long sur le sol poussiéreux et les chewing-gums écrasés. Je me tords la cheville mais me relève, comme d'habitude. Je débarrasse mon pantalon de quelques saletés et sors la dernière, boitillant.
Plus que quatre jours.
Cathy est déjà là quand j'arrive. Elle m'embrasse, me demande si je vais bien. Je souris. Bien sûr que je vais bien, Cathy. Pourquoi est-ce que ça n'irait pas ? Parce que je vais rencontrer le regard de mon violeur ? Tu es là aujourd'hui et tu vas parler. C'est la seule chose qui compte.
Elle me dit qu'elle est vraiment contente que je vienne de nouveau en cours, que je lui ai manqué. Elle m'en a déjà fait part hier. Ça me fait sourire, elle me raconte sa soirée, ses parents qui l'agacent. Elle est encore dans cette période puérile où l'on veut seulement contredire l'autorité. Qu'elle est belle, Cathy, elle sourit en parlant, et elle marche avec assurance et légèreté – un peu comme moi avant que Michaël ne me brise. Elle a mis une jolie jupe écossaise et un collant opaque, de grosses bottes noires. Comment fait-elle pour ne pas se soucier du regard des autres ? Ses cheveux bouclés s'agitent. L'une de ses mèches bleues lui tombent dans les yeux, elle la repousse. Qu'elle est belle, Cathy.
La sonnerie.
Après quelques cours, j'ai hâte que la journée se termine. Je suis épuisée et de plus en plus mal. La douleur croît dans mon abdomen. La cloche retentit, nous nous rendons en cours. Cathy et moi nous asseyons à côté et je lui en suis reconnaissante. La professeure attend patiemment que tous s'installent. Les chuchotements se taisent peu à peu, elle commence à parler. Mes yeux quittent bientôt son visage ridé ballottant sur son cou fripé et j'observe les élèves de la classe. Je surprends comme d'habitude des regards sur moi. Certains détournent la tête, un peu gênés, d'autres me fixent, méprisants. Derrière moi, une fille murmure à son voisin en riant :
« Il lui est arrivée quoi, à la pute ? »
Ils pouffent. Je reste de marbre. Je sais que Cathy tourne la tête vers moi, le regard coupable, ne sachant pas si elle doit intervenir ou pas. Je me force à garder mes yeux rivés au tableau. Si je regarde Cathy, les deux adolescents ricaneront encore en me voyant chercher du soutien. Ils riront. La voix aigrelette de la professeure énumère des dates ou des verbes, je ne sais plus.
« Malcolm m'a dit qu'elle a essayé de se suicider. », l'informe le garçon.
Je frémis et me mords l'intérieur des joues pour ne pas lâcher prise. La douleur revient d'instinct – elle guettait. Je me contrôle face à l'incendie qui se déclare dans mon corps. Pourquoi chercher à l'éteindre ? Laissons passer et je me retrouverai en cendres.
J'ai envie de fondre en larmes.
« Sérieusement ? »
Il hoche certainement la tête derrière moi. Le regard de la fille s'incruste dans mon dos, vibre en se plantant dans mon échine. Je ne dois pas pleurer. Ce serait lâche. Il faut que je résiste – ils vont se lasser. Depuis combien de temps me dis-je ça ? Depuis combien de temps sont-ils censés avoir arrêté ?
Arrêter, ils ont peut-être peur de la descente eux aussi, après tout.
« Ouais, Michaël aussi me l'a dit. »
Cathy respire plus rapidement. Je ne dois pas la regarder. Je commence à manquer d'air et la souffrance ancestrale grimace en moi. Je dois me maîtriser. Ne pas flancher ou je le regretterai.
« En même temps si j'étais elle je ferais pareil. »
Ils rient plus fort. Cathy soupire, visiblement en colère, et se retourne en leur crachant avec mépris :
« Mais ta gueule. »
J'ai envie de rire et de pleurer en même temps. Je sais déjà la phrase que l'un des deux va lâcher. T'es pas capable de te défendre toute seule, Lana ?
« T'es pas capable de te défendre toute seule Lana ? »
Ironie douloureuse. Ignorant ce que je ressens, éteignant mes terminaisons nerveuses, je me tourne en soupirant vers la fille et le garçon. Leurs yeux sont terriblement accusateurs et rieurs, je me croirais devant un tribunal composé d'un juge narcissique et d'un avocat superficiel. Je ne sais pas quoi répondre. Je ne peux pas les contrer, eux, tous les gens de ma classe et beaucoup d'autres, non, pas toute seule. Je ne peux pas répondre. Je suis muette, encore et encore ; muette.
« Mais laissez-la ! » s'écrie Cathy avec colère.
La professeure arrête d'écrire et nous voit, tous les quatre en train de parler et de ne pas parler. Elle crie d'un ton fluet :
« Cathy ! Lana ! Retournez-vous ! »
Je m'exécute, Cathy de même en me voyant abandonner. Ils rient et susurrent :
« Encore perdu, Lana. »
Ça me fait étrangement rire. Comme s'ils étaient au niveau de Michaël ! Ils ne m'ont jamais fait autant de mal que lui. Je souris et leur murmure :
« Je ne perds pas contre vous. »
Ils ne répondent que par de petits rires et la professeure les réprimande. Je tourne la tête vers Cathy et nous échangeons un regard fraternel et puissant.
Je viens de retrouver la parole.
Je perds bien vite cette impression d'euphorie et de victoire, quand les cours suivants les insultes pleuvent sur mes épaules comme des coups de fouets. Chacune laisse une coupure qui mettra quelques temps à cicatriser.
J'inspire. Cette douleur quand je respire. J'expire.
Je veux que la journée se termine.
Le trajet en bus est peut-être plus terrible que d'habitude, puisque je sais que Malcolm parle de moi aux gens de ma classe. J'ai peur, je me sens observée par bien plus d'yeux qu'avant. Je me recroqueville sur moi-même, attends que ça passe que ça passe que ça passe.
Je m'échappe du bus dès qu'il freine devant l'abri, je veux m'éloigner le plus possible de tous ces regards sur mon corps.
Devant la maison. La poignée cède difficilement sous ma main. J'entre et j'entends ma mère parler au téléphone d'une voix tendue. Je monte dans ma chambre et balance mon sac dans un coin. Je choisis un vieux CD dans mon étagère et une mélodie mélancolique se mêle aux ronronnements de la ville quand j'ouvre la fenêtre, pour aérer et avoir froid. Pensive, je m'accoude au rebord et observe la rue en contrebas, qui gronde un peu plus fort. Il fait presque nuit, le ciel est d'un bleu abyssal. Les réverbères s'égrainent le long des trottoirs avec la monotonie urbaine qui leur est propre. Je déteste leur lumière – elle est fausse et laide. Je songe un instant que l'ange était moins réel que cette clarté, puis je chasse cette pensée de mon esprit. Je ne dois plus penser à l'ange. Il ne reviendra pas. Il ne me conseillera plus de rêver. Il a été aussi lâche que moi, mais ne s'est pas réveillé. Que devient-il ? Tombe-t-il encore ? Infiniment ? Seul ? L'ange. Disparu quand j'ai tellement besoin de rêver.
Au dîner, alors que je ne m'y attends pas, ma mère me serre doucement contre elle. Je me raidis et me dégage sèchement. Sa douleur me frappe de plein fouet. Quelle fille suis-je pour infliger à celle qui m'a donné le jour cette distance et cette froideur ? Je voudrais me frapper. Le visage de ma mère se crispe un instant, une grimace de souffrance le traverse, puis elle sourit. Elle est tellement plus belle quand elle est heureuse. Je l'enlaidis. La douleur qui s'étire en moi me déchire. Je serre les poings, enfonçant mes ongles dans mes paumes en imaginant la lame du couteau dans mes veines. Je prends place à table et attends que ma mère me raconte sa journée. Seulement, c'est en silence qu'elle dépose sur la table un gratin brûlé. Elle s'assoit, toujours muette, et commence à manger, les yeux dans le vague, les sourcils froncés. J'hésite pendant quelques minutes à prendre la parole. Je me lance enfin :
« Il y a un problème, maman ? »
En m'entendant l'appeler ainsi, elle plonge son regard brun et chaud dans le mien. Elle se force à sourire et me répond, en avançant une main indécise vers moi :
« Non ! Non, ne t'inquiète pas. Tout va bien. »
Tournant ma cuillère entre mes doigts, je demande si c'est lié à son travail. Elle secoue la tête, encore ce masque sur le visage, et m'enivre de paroles rassurantes. Je fais semblant d'y croire. Après l'avoir aidée à ranger la cuisine, je regagne ma chambre. Arme à la main, je fais couler le sang. Afin de renforcer la douleur physique, je me répète ce pour quoi je me scarifie. Pourquoi je mérite de souffrir.
Ta mère que tu n'aimes pas.
Je lui offre ma souffrance, je la leur offre à tous ! Je suis née pour souffrir. Haïssez-moi, détestez-moi, c'est mon destin. Mais ne faites pas l'erreur de m'aimer, pauvres idiots : je ne suis pas faite pour ça.
De retour dans le couloir. Tout se passe comme d'habitude. La même distance à parcourir sous son regard lubrique et hautain, la même porte à franchir, le même manuel posé sur le même bureau. Le même coup de poing au visage et la même chute sur le carrelage. Puis tous les gestes violents : le baiser et les vêtements qu'il m'enlève, le viol en lui-même, la main sur ma jambe après. Il parle bien sûr, chacune de ses phrases que je connais par cœur résonne.
Douleur et douleur et douleur, je me suis fait violer, encore, comme d'habitude. Je n'ai plus de ventre, plus de visage, je suis devenue un monstre. Que chaque partie de mon corps qu'il a touchée disparaisse.
La porte claque.
C'est lassant, toujours la même chose.
À midi, à la fin des cours, Cathy et Michaël m'attendent devant le lycée. Mon amie se rapproche de moi tandis que je me positionne face à l'adolescent. Il tire longuement sur sa cigarette. Cathy inspire profondément et m'annonce, un peu anxieuse :
« Je… J'ai discuté avec Michaël. »
Je hoche la tête avec un faux sourire pour l'encourager à parler. Je ne veux rien savoir de la suite. Tout ce qui concerne Michaël ne m'intéresse pas. Ça me fait juste mal.
« Tu sais, en anglais, ceux qui ont dit qu'il avait dit... »
Elle est si maladroite. J'acquiesce rapidement pour lui faire signe que j'ai compris. Michaël ne me lâche pas des yeux. J'ai cette impression, toujours la même, d'être nue face à lui et qu'il sait tout de moi, me possède toute entière. J'inspire longuement et me mords la langue pour atténuer ma petite souffrance. Bouge pas ta gueule il a posé ses mains sur mes cuisses et écarté mes jambes.
Larmes aux yeux, cri à la gorge.
« Bref, il m'a expliqué. »
Je détourne le regard – encore perdu. La douleur est intense et profonde. Je contrôle mes tremblements et clos mes paupières quelques secondes. Je sens encore ses mains, je voudrais arracher ma peau. Je veux partir d'ici mais Cathy, Cathy ne comprendrait pas.
« Qu'est-ce que tu as dit, Michaël ? »
Je ne veux pas prononcer son prénom. Je le déteste. J'en ai peur. En le nommant, je sens encore ses lèvres dévorant les miennes. Je vomis ces trois syllabes. Un haut-le-cœur que je contiens en crispant mes poings dans mes manches trop longues.
Michaël prend délicatement sa cigarette entre ses doigts – ne rien penser à propos de ses doigts.
« Ils n'ont pas compris ce que je leur ai raconté. Je... »
Il ment. Il ment effrontément, dans quel but ? Je reste ici pour Cathy. Il me parle pour me faire du mal, encore ? Il ne s'est pas lassé ? Je souris, un peu froide. Il semble saisir le message que je lui envoie et ajoute :
« Bref, je suis désolé si jamais ça t'a posé des problèmes. »
Je me suis fait insulter, encore, et ils se sont moqués de moi parce que j'ai été faible. Ça allait, ça n'était pas aussi terrible que le jour où je me suis fait violer.
Mon corps, mon corps est en feu, c'est insupportable d'être physiquement présente. J'ai envie de vomir, de pleurer, de m'effondrer sur le sol recouvert de mégots. Mon cauchemar me revient en mémoire chaque fois que mon regard tombe sur Michaël.
« C'est Cathy qui t'a demandé de réciter ça ? »
Mon amie et lui m'assurent que non. Je croise le regard de Cathy. Ses yeux bleus rayonnent d'espoir. Ça semble tellement compter pour elle ! M'aider, faire en sorte que Michaël ne me fasse plus de mal et que tout le monde s'aime. C'est naïf, c'est stupide, Cathy. Tu le sais bien, non ? Bien sûr que non. Cathy n'a pas encore vécu, Cathy n'a pas connu la souffrance dévorante qui fait perdre l'esprit et renaître le corps. Elle n'a pas besoin de savoir qu'il existe des gens qui meurent et qui se font violer. Je me demande quelle serait sa réaction si elle apprenait ce que Michaël m'a fait.
Que t'a-t-il fait Lana il t'a violée violée violée.
Est-ce que Cathy se rend compte que c'est absurde et que les excuses n'effacent pas tout ? À quoi mène cette conversation ? Sans doute à la déculpabiliser. M'imposer ces moments passés sur le trottoir auprès de Michaël la faisaient se sentir mal, certainement. À présent que nous nous sommes expliqués, tout ira mieux ? Elle est si naïve Cathy. Ça ne peut pas s'améliorer. J'accepte seulement de subir ces longues minutes sous le regard de Michaël. Je signe le contrat. Lana, acceptez-vous de côtoyez Michaël, votre violeur, votre harceleur, plusieurs fois par jour pour le bien et le bonheur de votre amie Catherine ? Oui, je le veux.
Cathy, est-ce que tu te rends compte de ce que tu me demandes ?
Violeur violeur violeur, et personne ne saura jamais ce que ça veut dire.
« Bien sûr que non, soupire Michaël. Je suis sincère. Je m'excuse vraiment. »
Pourquoi s'excuse-t-il ? Pour les insultes à longueur de temps ? Ou bien, pour ce petit viol dans une salle de classe déserte ?
« Je veux juste qu'on oublie. »
Il veut que j'oublie, je ne demande que ça, Michaël. Je ne demande qu'à oublier ce que tu m'as fait subir.
Il me sourit et tente d'adoucir l'hypocrisie qui baigne ses yeux. Cathy m'agrippe le bras et sourit également, vraisemblablement soulagée. Enfin libre de passer du temps avec lui. J'acquiesce.
« D'accord. Merci. C'est gentil. »
C'est gentil Michaël, c'est gentil de présenter tes excuses de menteur. Mais je ne te fais plus confiance. J'ai mal, j'ai tellement mal.
Il ajoute, recrachant une fumée bleuâtre :
« J'essaierai de parler aux autres. J'espère que tu me crois, je veux vraiment que tu me pardonnes. C'était stupide. On est au lycée, maintenant. »
Il est plutôt convaincant. L'adolescent qui veut devenir mature et innocent – trop tard pour ça. Cathy semble avaler ses mensonges un à un. Je réponds que j'accepte ses excuses. Il sourit, passe la main dans ses cheveux châtains comme il a fait dans les miens – j'voudrais qu'tes cheveux soient plus longs, et me demande innocemment si je suis là samedi, dans deux semaines.
Sa voix, sa voix insupportable. Il jette sa cigarette par terre et la piétine.
« Pourquoi ? » réponds-je, méfiante.
La semelle qui écrase le mégot, j'ai un vertige mais ne perds pas l'équilibre.
La fumée s'enroule autour de Michaël, mais son regard profond reste visible, fixé sur moi. Mon cœur s'affole tandis que les souvenirs crissent dans mon esprit. Je voudrais me jeter sur le sol, me tenir la tête entre les mains et hurler jusqu'à n'en plus pouvoir. Vomir aussi, j'ai tellement envie de vomir. Je veux vomir la douleur ou tous ces cris refoulés. L'adolescent m'annonce enfin, avec ce petit sourire vainqueur :
« J'organise une fête. Tu peux venir ? »
Tu peux venir ? Tu peux venir ?
La voix de Michaël regorge d'intonations terriblement proches de celles de mes cauchemars. Il le fait exprès, chacun de ses actes est calculé. La souffrance éclate. Je ne pensais plus entendre cette phrase que sous forme d'écho.
Je voudrais éprouver n'importe quoi d'autre, plutôt que ça. C'est insoutenable. Le hurlement qui enfle entre mes cordes vocales racle ma gorge et me fait mal. Qu'il sorte et qu'on me prenne pour une folle. Rester stoïque est surhumain. Je veux laisser tomber et devenir un chien, je veux hurler.
Tu peux venir ?
Comme si je revenais vers la silhouette au fond du couloir. Je ne crois pas une seconde à ses excuses, à ses faux-semblants et à ses sourires hypocrites – tout simplement parce que j'y ai cru une fois et que je l'ai payé cher. J'extorque une dernière phrase de ma gorge, elle racle mes lèvres en lambeaux :
« Je demanderai à mes parents. »
Il sourit. Il a gagné tous nos combats aujourd'hui. Je sais que je vais m'effondrer si je ne m'éloigne pas de lui rapidement.
Cathy et moi partons toutes les deux prendre notre bus, et les yeux de Michaël détaillent mon dos comme ils l'ont fait il y a deux ans.
Tu peux venir ?
De retour dans ma chambre, j'éclate en sanglots. Je pose mes mains sur mon ventre, le griffant dans l'espoir de faire sortir la douleur qui y siège. Soudain, un nouveau haut-le-cœur, je me précipite dans la salle de bain et vomis. Une crampe dans le ventre, une contraction, encore et encore. Dix minutes passées à vomir. Faire sortir cette douleur.
Je devrais rêver, je devrais rêver. C'est ce que l'ange me conseillerait s'il était encore là. Mais il est parti, depuis, et je ne l'entends plus, je ne le vois plus, il ne m'empêche plus de faire des cauchemars ou d'avoir mal. À présent, je ne peux plus rêver ! Je reste ancrée, attachée, menottée à la réalité. Je me dois de suivre et d'écouter, d'être. Je dois subir cette existence futile et douloureuse. Adieu, les rêves et l'ange. Place à la vie et à la souffrance.
Je saisis mon couteau et, pleurant parce que tout est si terrible, parce que mon destin ne sera jamais tendre, je trace des traits écarlates sur mon poignet qui ne cicatrise plus.
(Intervention des étoiles)
Couloir, poussière et ombres. Ce manuel à récupérer. Je m'avance, étonnée de marcher comme si je n'avais pas mal. Je jette un regard à l'extérieur, le ciel est sombre. Michaël, au fond du couloir, m'appelle. Quelque chose ne va pas. Je me retourne, j'attends quelque chose. Quelqu'un ? Je me demande où je suis. Ce lieu semble réel, sans l'être. Je ne devrais pas être là, n'est-ce pas ? Quel jour sommes-nous ? Pourquoi suis-je au collège quand je devrais être au lycée ? Je ne comprends pas. Je ne sais pas quoi penser.
Je m'avance un peu vers Michaël. Ne faisait-il pas nuit, avant ? N'étais-je pas allongée sur mon lit en essayant de m'endormir ? Aussitôt, le bâtiment frissonne. La silhouette tremblote. Je suis certainement dans un rêve.
En prendre conscience manque de me réveiller. Mais je m'accroche à ce cauchemar. Je suis toute-puissante à présent. Je peux faire ce que je veux ; en apparence. Puisque même en rêve je n'ai pas la force suffisante pour affronter Michaël. Je dévisage longuement l'adolescent, me rapproche un peu. Nous sommes face à face. Il ne me demande pas pourquoi je rougis – puisque je ne rougis pas. Je me demande un instant si le cauchemar a son identité propre ou s'il est seulement un souvenir mais décide de ne prendre aucun risque. Avec une haine profonde pour ma lâcheté et un soulagement intense, je me réveille.
J'ouvre les yeux, le cœur battant, se jetant contre ma cage thoracique avec violence. Que s'est-il passé ? Je ne comprends pas. Je me suis rendue compte que ce que je vivais était un rêve et je me suis réveillée. C'est simple. Ça pourrait l'être. Seulement c'est la première fois que ça m'arrive, la première fois. J'ai réussi à lui échapper.
Pourquoi ai-je aussi mal, alors ?
Pourquoi ai-je aussi mal alors, je me lève quand même. Ça me donne envie de vomir.
En prenant ma douche, j'observe les nombreuses zébrures rouges qui parsèment ma peau pâle. Mon corps entier me brûle, je serre les dents et j'oublie la souffrance. La douleur physique est tellement forte que j'ai les larmes aux yeux, c'est agréable. En bas, ma mère est en train de travailler, elle part tôt. J'arrive à l'heure à l'arrêt de bus. Malcolm me frappe, Nathan m'insulte. Un coup pour la sale pute. Au lycée, Cathy parle. Les cours s'enchaînent.
C'est en français que la journée prend un peu son envol, échappant à la monotonie.
Alors que nous venons de nous installer, le professeur nous annonce :
« J'espère que vous n'avez pas jeté la séquence sur la poésie. »
Plusieurs élèves échangent des regards rieurs : trop tard. Toutes les feuilles, tous les textes étudiés, sont déjà chiffonnés au fond d'une corbeille. Je les ai gardés. C'est un souvenir, la poésie est intemporelle.
« Vous avez un poème à me rendre, dans deux semaines. »
Étonnamment, apprendre que j'ai un simple poème à rédiger pour la rentrée réveille la douleur. Cela sonne comme l'accord final qui clora l'ère de l'ange et des rêves. Comme si ensuite, je devais l'oublier. Cesser de m'accrocher à l'espoir futile de son retour.
« Vous n'avez aucune contrainte, précise-t-il. Seulement celles que vous impose votre étroit esprit. »
Je sors mon agenda, Cathy me glisse qu'elle n'a aucune idée. Je lui réponds que moi non plus. Comment peut-on choisir les mots pour exprimer ce qu'on ressent ? Quand le corps le fait si bien.
Le cours passe. Penser à l'ange m'a fait mal, j'essaie de m'éloigner un peu de la réalité, c'est vain ! Il n'est pas là. Je ne peux plus rêver. Ma souffrance ricane comme les adolescents autour de moi. La sonnerie retentit, ils bondissent et sortent de la salle. Je range lentement mes affaires, quand le professeur m'interpelle :
« Lana ? Puis-je vous voir un instant ? »
Cathy et moi échangeons un regard et il ajoute d'un ton amusé :
« Ça ne durera pas longtemps. Vous pouvez y aller, Catherine. »
Elle hoche la tête, m'assure qu'elle m'attendra aux casiers et file dans le couloir.
Le regard perçant du professeur de français est fixé sur moi et je me sens extrêmement mal à l'aise. Je tente de refouler les souvenirs qui m'étouffent. Mon cœur bat trop vite, j'essaie de me raisonner. Ma peur démonte chacun de mes arguments et je suis persuadée de la malfaisance de l'adulte. Luttant pour ne pas pleurer, je recule un peu et m'appuie contre une table. La poussière danse dans les rais de soleil qui strient la pièce.
« Vous sentez-vous bien ? »
Je lui lance un regard surpris. Je ne m'attendais pas à une telle question de la part d'une personne autre que Cathy ou ma mère. J'acquiesce précipitamment.
« Parce que, voyez-vous, je n'en ai pas l'impression. »
Je surveille chacun de ses gestes. Il range ses affaires dans sa vieille sacoche de cuir.
« Vous êtes épuisée. Il faut dormir, vous savez. »
Je le laisse parler. Je n'ai pour l'instant pas la force de démentir.
« Un peu absente, aussi. »
Si seulement je l'étais ! Si seulement je pouvais encore rêver ! Les larmes s'emparent de mes yeux et viennent faire de mes iris des diamants futiles.
« J'aimerais rencontrer vos parents, pour savoir s'ils ont le même ressenti que moi. Qu'en dites-vous ? »
À présent qu'il m'a donné la parole, je peux me défendre.
« Je ne sais pas. Tout va bien. »
Il laisse un instant le silence planer, plante son regard vif dans le mien. Puis, tranquillement, il enfile son long manteau noir et répond sans insister :
« Comme vous voudrez. »
Nous sortons de la salle, alors que je m'éloigne et qu'il verrouille la porte, il me lance :
« Mais n'oubliez pas, Lana : le corps est souvent trop faible pour pouvoir exprimer les plus lourdes peines. »
Je le salue et m'enfuis.
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