Selkie
Il était une fois trois bûcherons coupant du bois gaiement en lisière de forêt, la mer battait les rochers en contrebas dans un ballet régulier et incessant.
La soirée s’annonçait belle, pleine d’étoiles et d’odeur de sel.
Vinrent alors des profondeurs de cette mer trois jeunes femmes d’une beauté époustouflante qui gravirent la colline, enrobées dans de magnifiques manteaux blancs chatoyants, pour arriver à la lisière de la forêt et chanter au clair de lune. Leurs voix d’or, d’ébène et de cristal vinrent enivrer les bûcherons qui délaissèrent leurs haches pour écouter ces mélodies.
Les trois hommes se retournèrent vers ces magnifiques chants et découvrirent les beautés sans vraiment en croire leurs yeux.
Avançant peu à peu chacun l’un vers l’autre les bûcherons et les chanteuses se rapprochèrent jusqu’à pouvoir se toucher du bout des doigts.
Le premier bûcheron fut choisi pour sa beauté et sa force par la première femme, sourde.
Le bûcheron suivant fut choisi pour sa beauté et son intelligence par la deuxième femme, muette.
Le dernier bûcheron choisit la dernière femme pour la beauté de sa voix et de son teint, elle était aveugle.
Les deux premiers bûcherons repartirent vers la mer sans véritablement se retourner vers leur ami, une femme parfaite sous le bras, une musique et une voix parfaite dans leur esprit.
Le dernier bûcheron et la dernière des trois beautés restèrent un peu plus longtemps à rêver en descendant vers la mer, sans vraiment se presser, et l’homme en profita pour passer ses bras sur les fines épaules d’ivoire de la belle demoiselle pour la serrer plus contre lui.
Arrivés sur la plage de galets, le femme s’arrêta et demanda à l’homme à son bras :
— M’aimes-tu ?
Le bûcheron, un peu décontenancé répondit avec ferveur et douceur que oui, il l’aimait depuis qu’il l’avait vue, qu’il n’avait pas de femme et que donc ils n’avaient aucun souci à se faire.
Elle lui répondit, avec la même voix diaphane et claire :
— Alors si tu m’aimes laisse-moi te voir.
Encore une fois l’homme ne comprit pas vraiment et elle clarifia sa pensée :
— Je suis aveugle, lui annonça-t-elle, laisse-moi toucher ton visage et ton torse et ton dos et tes mains et tes bras, que je puisse te voir comme moi je vois les gens.
L’homme recula légèrement, ne lâchant toutefois pas la main de la demoiselle et lui permit après réflexion de toucher son torse, son dos, ses bras, ses mains, mais pas son visage.
— Pourquoi ne veux-tu pas que je voie ton visage, tu vois bien le mien, lui reprocha-t-elle alors, affichant sans vraiment s’en rendre une moue triste et implorante.
— Eh bien cache-moi une partie de toi si tu veux, mais tu ne toucheras pas mon visage, lui répondit le bûcheron sur un ton presque désespéré.
La jeune femme fut surprise en entendant cette réponse et recula sur le coup, mais sans lâcher les doigts de son homme. Elle lui répondit finalement en se recroquevillant sur elle-même :
— Je ne peux pas vivre avec un homme dont je ne connais pas le visage. Et je ne veux pas cacher une partie de mon corps à cet homme. Je dois m’en aller, bûcheron, et crois-le, bien à contrecœur.
— Non ne t’en va pas ! demanda l’homme dans un élan d’amour et de peur en s’approchant soudainement de la jeune femme pour la serrer dans ses bras.
— Je le dois ! Je dois voir l’homme que j’épouserai, il en est ainsi ! répondit-elle, catégorique mais bienveillante.
— Non ! pleura-t-il presque. Puisque c’est ainsi… lâcha-t-il sans jamais finir sa phrase.
D’un mouvement d’un seul il empoigna le manteau luisant de la jeune femme et le lui retira des épaules pour le serrer dans ses bras.
— Si tu pars je prends ton manteau blanc, comme souvenir de toi, déclara-t-il, désespéré, en enfouissant ses grandes mains et son visage dans le manteau doux et soyeux.
— Si tu prends mon manteau… je devrai rester avec toi à jamais, je serai prisonnière de la terre, lui annonça la jeune femme en sanglotant de chagrin, couvrant son corps nu de ses mains dans le froid de la nuit.
— Eh bien qu’il en soit ainsi ! lâcha l’homme dans un saut de caractère. Je serai un bon mari tu verras, et nous vivrons sur la terre, je ne peux pas vivre dans l’eau moi, lui fit-il remarquer en se radoucissant.
Il s’approcha de la jeune femme nue et posa ses mains sur ses épaules lisses et très blanches.
— Je vais te porter, lui annonça-t-il avant de passer un bras sous ses genoux et un sous ses épaules pour la soulever d’un seul mouvement, lui tirant un petit cri de surprise.
— Je peux marcher tu sais ? fit remarquer la jeune femme ballottée dans ces grands bras.
— Oui mais tu aurais froid, mes bras te réchaufferont, répondit gentiment le bûcheron, en montant la côte qui menait à sa maison.
Et c’était vrai.
Les bras du grand bûcheron la réchauffèrent et elle se blottit contre ce pull en laine d’une douceur incroyable pour mieux sentir la chaleur de cet humain qui l’avait choisie.
Ils arrivèrent assez rapidement dans une maison qui lui sembla plutôt modeste, dans tous les cas petite, mais où une cheminée crépitait en rompant le silence et en amenant une chaleur bienvenue.
La jeune femme s’assit au sol, tremblante de froid devant cette cheminée, et une gigantesque couverture dans laquelle elle s’empressa de se blottir vint se poser sur ses épaules.
L’homme s’assit ensuite dans un bruit de fauteuil et posa sur les genoux de sa femme une soupe brûlante qu’elle apprécia avec sourire, se demandant si finalement elle ne passerait pas quelques temps avec lui, un homme si attentionné ne se refusait pas et après tout si elle ne voyait pas son visage maintenant, peut-être qu’il lui dévoilerait avec le temps.
Reposée elle finit par lui poser une question :
— Homme, comment t’appelles-tu ?
— MacLyr, lui répondit-il dans un souffle pour refroidir sa soupe. Et toi ?
— Maïna, je m’appelle Maïna, lui répondit-t-elle simplement.
— C’est un très joli prénom, ma chère.
Elle se rapprocha de lui et se blottit contre son bras qui l’enlaça et la serra d’affection.
Elle ne connaissait pas son visage mais son nom était beau.
Les jours passèrent, puis les mois et les années, puis vint un enfant, puis deux, puis un dernier sans toutefois que la mère ne connaisse le visage de son homme, mais son nom lui suffisait.
Le couple fut comblé, trois enfants, un père bûcheron doux et paisible et une mère d’une incroyable beauté. Les trois enfants étaient aveugles aussi, comme leur mère, mais la famille apprit vite à vivre avec et les journées se déroulaient merveilleusement bien.
Mais un soir, alors que le bûcheron remontait du sous-sol avec des bûches dans les bras, la femme tomba sur ses genoux pendant qu’elle préparait le dîner. Le souffle court et le vacillement de sa femme intrigua rapidement l’homme qui s’empressa de venir la soutenir pour l’entendre demander dans un souffle faible :
— Rends-moi mon manteau, mon mari. Sans mon manteau je m’essouffle et je meurs.
— Mais… Mais quelle est cette diablerie ? demanda-t-il consterné, énervé et totalement désemparé. Si je te rends ton manteau, me promets-tu de ne pas nous quitter ?
— Je dois retourner … dans l’eau… Mac Lyr. Rends-moi mon manteau, supplia-t-elle, à bout de souffle.
— Non Maïna ! pleura-t-il. Je ne veux pas que tu partes !
Il fut finalement obligé de lui redonner, et ce sont même les enfants qui apportèrent le manteau à leur mère, car s’il n’aimait pas voir Maïna partir, MacLyr préférais encore la voir en vie.
Il posa sa femme sur le sable grossier, au bord de l’eau, la déshabilla pour ensuite la recouvrir de son manteau blanc chatoyant. La transformation s’opéra et plus la mer venait lécher les bords du manteau de Maïna, plus elle se revigorait. Elle finit par se lever et se tourna vers son mari pour lui annoncer d’une voix claire et diaphane qu’elle devait retourner dans l’eau, que cela lui était vital. MacLyr ne la laissa tout d’abord pas partir, la serrant dans ses grands bras forts en pleurant de chaudes larmes.
— Je te promets de revenir MacLyr, toutes les Saint-Jean je reviendrai sur la plage, et tu auras alors le choix de prendre mon manteau ou de me le laisser, lui annonça-t-elle, une pointe de compassion dans la voix.
— Attends Maïna ! cria-t-il alors que sa femme reculait vers les flots, quittant peu à peu son mari et ses enfants. Une dernière chose ! Viens, tu peux toucher mon visage maintenant.
La femme fut émue au plus haut point et s’approcha de la voix de son homme pour poser un visage sur son nom qu’elle aimait tant.
Ce qu’elle découvrit la stupéfia et la surprit au plus haut point. Le visage de son grand mari était difforme, terriblement troublant de par sa mocheté. Elle ne pensait pas que ce fut pour ça qu’il cachait son visage et des larmes lui vinrent rapidement aux yeux. Son mari était hideux. Mais elle l’avait aimé tout de même.
Elle finit par retirer ses mains en pleurant de chaudes larmes. Elle serra fortement son homme dans ses bras et finit par l’embrasser avant de reculer vers la mer, inexorablement.
MacLyr voyant sa femme glisser de ses bras et de ses mains pleura tout son chagrin et ses larmes se mélangeaient à l’eau de la mer en de magnifiques volutes jaunes d’or illuminant la mer par une nuit de pleine lune.
Depuis ce jour, si vous allez sur une île déserte au Nord de l’Ecosse, dans l’archipel des Féroés, vous pouvez trouver quatre pierres lisses au bord de l’eau, posées sur le sable fin d’une plage grise.
On raconte dans les villages alentours qu’à chaque Saint Jean les pierres se réveillent et chantent avec une jeune femme à la beauté éblouissante.
Durant leur chant et leur danse il est parait-il possible de ramasser une grande tunique blanche chatoyante si l’on se fait assez discret.
La jeune femme serais alors contrainte de vous suivre tant que vous ne lui rendez pas cette étoffe, condamnée à rester sur la terre et épouser le détenteur de sa peau.