Elle avait le bout du nez tout froissé. Le gel y était pour quelque chose. Soufflant bruyamment, elle enfouit ses mains gercées dans le grand châle en laine qui lui couvrait les épaules jusqu’aux hanches alors que la pluie léchait les dalles du parvis de Notre-Dame. La pluie, c’est l’automne. Rien de plus cliché. Pourtant en janvier, Paris n’était jamais plus beau que sous la pluie : une pluie hivernale et son crachat de spleen qui peignait dans un fond monochrome la routine chopinesque d’un scherzo trop délicat. La pluie, et son plic ploc redondant qui avait un je-ne-sais-quoi de réconfortant et qui faisait fondre les premières neiges salies par les bruyantes voitures cahotant contre les murs.

L’hiver avait ce pouvoir d’emphase qui, au milieu de son silence, accentuait chaque pas du passant lambda, lui conférant presque une dimension tragique lorsqu’ils étaient ponctués du râle miasmatique d’un pauvre fou allongé contre la pierre. "Ça fait parti du paysage." Elle essayait de se convaincre, en vain. Alors elle reculait, rabattait son col et s’imperméabilisait à la misère tout autour d’elle en se concentrant sur la pluie.

L’hiver, c’était le jour qui s’enfuyait vers la nuit, c’était l’odeur des rues désertées à six heures du soir, des lampes halogènes allumées à droite et à gauche, du fantasme parapluies-et-baisers-volés, emmitouflés à deux dans des draps de laine, l’esprit échevelé, les sentiments bouillants mais le corps refroidi de ses ardeurs élégiaques par une fenêtre laissant passer les courants d’air, des murs trop fins et des factures entassées dans un coin. Quelques bribes de conversations écourtées dans la brise glaciale flottaient encore dans l’air dans un écho déchiré par les claquements du vent. Ce vent qui se frayait un passage traître entre sa peau et le tissus, lui lacérant le cœur de ses petits cristaux transparents.

L’hiver, l’hiver, ça sonnait aussi un peu comme « liberté » à ses oreilles ; c’était une page blanche ou blanchie, à la craie comme à la chaux, une illusion pour tout recommencer. C’était les tapis de neige dans les livres illustrés, les lumières Boulevard Haussmann à la sortie de l’Opéra, le ciel déversant ses étoiles sur le parterre des Tuileries et les corbeaux en encrier sur les dalles délavées. Les toits bleus blanchissaient à l’aube, sous le souffle d’un âtre reconstitué. La fumée vaporeuse lui seyait comme une robe de bal, sur un air trop mélancolique.

L’hiver, c’était ce refrain langoureux, celui qui lui jetait à l’œil, un peu de fard, lui parait les joues de rouge, les yeux de noir. L’hiver et sa misère économe qui se nourrit du nu, de la nudité de l’espoir.

L'homme a enfin pu quitter sa famille. Mais il n'est pas encore assez loin, il entend toujours les rires de son fils, bercé par les va-et-vient de sa luge en bois sur la neige profonde qui a recouvert l'endroit.
Il doit bien y avoir 30 centimètres de glace dans les environs, et encore une épaisseur équivalente de neige par-dessus. Idéal pour s'adonner aux joies du ski, de la luge, de la construction de bonhommes de neige et de batailles de boules de neige !
Mais le père de famille a passé l'âge de jouer à ces jeux enfantins et il contemple dorénavant la grande plaine blanche qui s'offre à lui. La température est glaciale. Ses bruits de pas dans la neige font désormais place au hululement du vent lointain, le Vent du Nord peut-être.
Il se sent invincible, comme au temps où ses ancêtres parcouraient inlassablement la Terre qu'il pleuve ou qu'il vente.
Il admire les pins majestueux et centenaires qui l'entourent, baignant dans le silence doux et paisible de cette forêt dénuée de toute sa parure feuillue.
Devant lui s'étale des monts blancs, des lacs gelés et très loin ; sur le sommet d'une montagne lointaine, il croit apercevoir de la fumée qui s'échappe de la cheminée d'un chalet accueillant où l'on doit sans doute fêter Noël.
Il imagine une pièce chaleureuse décorée de banderoles et d'un imposant sapin de Noël, orné de guirlandes multicolores et de boules miroitantes ; surplombant une mer de cadeaux scellés par des emballages rouges, verts, bleus ; dans l'un doit se trouver une petite voiture télécommandée, dans l'autre un jeu vidéo ...
Les bottes du père s'enfoncent dans la neige mais il n'en a que faire, car elles sont de bonne qualité.
Il sort de son sac de trek un petit sandwich qu'il dévore goulûment, tandis que le froid qui règne ici en souverain implacable lui brûle les doigts.
Son chien, un valeureux husky bravant tout obstacle pour venir réjouir son maître, se poste à ses côtés et se prélasse dans la neige, molle et tiède.
Finalement ; l'homme ayant terminé son casse-croûte et pris un grand bol d'air frais, se retire sans un bruit pour rejoindre sa petite famille, accompagné de son fidèle comparse canin, afin de mettre un terme aux préparatifs de Noël et de pouvoir passer cette fête conviviale avec les siens ...

   "Deux mètres. La beauté c'est mathématique, disait le professeur. Il faut tout mesurer et tout me reviendra...
   Deux mètres nous séparent, peut-être moins. Je ne sais si c'est trop près ou trop loin. La nuit élude un peu les distances parfois. Surtout les nuits d'hiver.

   D'ici je vois les petits nuages d'oxygène qui s'élèvent depuis ta bouche et dansent quelques instants dans l'air avant de disparaître. Je pense aux enfants qui aiment les comparer à la fumée des cigarettes et portent deux doigts à leur bouche avant d'expirer.
   Je n'ai jamais fumé mais aujourd'hui je regrette de ne pas avoir un briquet. Ça aurait été joli une petite lueur dans la nuit, et j'aurais pu t'offrir du feu quand bien même tu ne fumerais pas.
   Ou des cigarettes en chocolat. Le chocolat a un goût encore meilleur l'hiver. Il fond doucement sur la langue, contre le palais, comme un baiser sucré. Peut-être est-ce trop intime de partager des cigarettes en chocolat avec quelqu'un ? J'aurais certainement essayé tout de même si j'en avais trouvé dans mes poches. Certainement.

   Tu frissonnes. Un délicieux mouvement qui secoue ton buste et tes épaules. Si j'avais eu une veste, je te l'aurais proposée. Je n'ai pas plus de veste que de cigarettes en chocolat, seulement un jean et une chemise qui gratte.
   J'aurais aimé être nue, comme les arbres auxquels nous nous adossons. J'aurais eu mal peut-être, mais j'aurais aimé cette douleur. Le froid m'aurait pénétrée toute entière et ma peau aurait absorbé l'odeur glacée de la nuit. Les nuits d'hiver sentent la fumée des feux du soir, ces feux qui rappellent cet endroit que l'on appelle « chez-soi ».
   J'aurais voulu faire de cette odeur la mienne.

   Les premiers flocons tombent. Nos sourires s'élargissent malgré nous et nos regards se croisent machinalement, désireux sans doute de partager avec quelqu'un cet émerveillement enfantin qui nous gagne.
   Et puis nos yeux se détournent et nos joues s'empourprent tandis que nous devinons sur les lèvres de l'autre l'envie de s'ouvrir sans savoir ce qu'elles veulent exprimer. Mais nous continuons à sourire.
   Je cherche un mot à mettre sur ton sourire pour pouvoir me le rappeler plus tard. Il n'est ni séducteur, ni gêné. Ni amical, ni forcé. C'est un sourire qui semble heureux de me trouver ici sans pour autant m'avoir cherchée.
   Je compte les flocons qui s'accrochent à tes cheveux. Ce serait beau de les peindre plus tard. Je voudrais pouvoir zoomer sur chacune de tes boucles pour en connaître l'inclination. Et le numéro de leur teinte parmi toutes les teintes de brun.
   Mathématique, disait le professeur.
   Tiens, tu as un petit point au dessus du sourcil gauche... Il faudra que je m'en souvienne.

   Oh !
   Bienveillant.
   J'ai trouvé le mot que je voulais mettre sur ton sourire. C'est un sourire bienveillant. Combien de catégories de sourires bienveillants existe-t-il et quelle est celle du tien ? Cette bienveillance m'est-elle adressée personnellement ou est-ce ton sourire habituel ? Comment peint-on un sourire bienveillant ?
   Je ne peux savoir...
   Nous verrons bien.
   Continuons à observer.

   On entend un chien aboyer au loin. J'ai envie de regarder dans ta direction pour voir ta réaction. C'est qu'il n'y a pas un bruit depuis tout à l'heure.
   J'aurais aimé briser des assiettes avec toi. Oui, j'y pense maintenant. C'est le bruit le plus doux au monde. J'aurais voulu te le faire partager. Tu aurais trouvé cela bizarre mais tu aurais aimé.
   Je perçois une sorte de vibration... Non, un petit bourdon. Comme quelqu'un qui fredonne un air. Une berceuse ?
   Je lève les yeux vers toi, intriguée. Je croise à nouveau ton regard sans cette fois le détourner. Tes lèvres s'ouvrent et dans la nuit montent les paroles d'une comptine espagnole :
   La mar estaba serena, serena estaba la mar...
   Ton chant va crescendo entre les flocons. Et j'écoute. Et je regarde. Toi.

   Une autre vibration, plus lourde. Tu t’interromps. Une Dacia Logan apparaît et se gare sur le bas côté. Je ne me suis jamais intéressée aux voitures. Son moteur continue à tourner dans un doux ronronnement. On devine la chaleur à l'intérieur.
   Tu te redresses et une fois debout tu marches en direction du véhicule. Ta beauté est étrangement lunaire à la lueur des phares.
   Tu ouvres la portière et je te sens hésiter. Il fait froid pourtant. Tu te retournes doucement. Ta main se lève comme au ralenti et esquisse un adieu que ta bouche murmure sans que je ne l'entende.

   Il neige toujours. L'hiver te va si bien... Devant l'urgence, je cherche à graver la multitude de détails que j'oublie à mesure que mes yeux glissent de l'un à l'autre. Mathématique, il suffit de connaître les proportions, de les reproduire dans un carnet de croquis à la bonne échelle. L'angle de tes doigts, quarante degrés pour l'index, un peu plus pour le majeur. Leur écartement qui change tout doucement...

   Portière.
   Clac.
   Moteur.
   Vroooum.
   Rien.
   La nuit.
   La neige.
   Moi ?
   Je ne sais ni dessiner ni me souvenir.
   Alors j'éclate de rire."

Je suis un oiseau de glace, qui monte et descend des montagnes. Mon souffle refroidi, se propage à travers les vallées plongées dans l'obscurité. Ces grands villages, cachés par mon ombre, refroidis par ma respiration, mis à terre par mes tempêtes. Lorsqu'on prononce mon nom : on fuit, on essaye de se cacher mais je gagne toujours. Mes ailes se déployent sur les nuages blancs, qui siègent dans le ciel. Le Soleil veut me percer, il m'attaque avec ses rayons brûlants qui frappent le sol. J'essaye de protéger les glaciers avec mes forces, mais malheureusement, des fois, l'onde lumineuse, peut faire des ravages. Mon bec est doré, doré par toutes ces années de travail et de labeur. Je suis fatigué de ce que je doit faire chaque jour pour enrayer l'avancée du torrent de lave. Quand j'arrive, personne ne m'entends, juste le silence. Ce silence envahit toute l'atmosphère et finit par retomber quand la lumière revient. Le vent souffle, il murmure mes paroles, qui se perdront bientôt. Seuls les sages peuvent les écouter, et même s'ils le font, ils ne comprennent rien. Et elles se perdent dans l'océan de paroles qui partent chaque jour vers les torrents de l'oubli. Quand on plonge dans cette étendue mémorielle, la mémoire du monde défile sous nos yeux. Les actions du passé, les sentiments oubliés, les paroles insensées et les rêves enfuis. Et on ne peut penser à rien d'autre qu'à ces choses que nous ne pouvons plus récupérer. Mon âme monte du côté des profondeurs de la terre : j'éteins les intendies d'un coup de glace et apparaît vers un lac pour me repaître. J'ingère de l'eau, mécaniquement, j'aspire la quasi-totalité du lac. Le froid s'étend à travers les fôrets humides, où bruissent les branches et où les cîmes forestières découpent le ciel. Là où la glace est maîtresse, là où règne la froideur. Les arênes glacées revêtent le sol, les feuilles ne sont plus là, elles sont parties, lointainement, les arbres sont mis à nu, sauf les sapins. Ceux-ci, résistants, vaillants, magnifiques, restent inchangés. Ils regardent les frênes, les chênes, avoir froid et ils se rassurent d'avoir les feuilles persistantes. Ils se rapprochent pour avoir chaud mais je leur empêche: une brise souffle et les éparpille. Je pleure, les larmes se déversent, elles sont la neige. Je pleure car je n'en puis plus de devoir rester dans cette situation éternellement. Je pleure parce que je dois évacuer les émotions que j'ai. Je ne peux pas communiquer. Les belles choses sont silencieuses, la beauté n'est pas visible, elle est dessous de notre vision.Sentir les personnes s'affaiblir à travers les villages et les maisons, sourire des belles contrefaçons. Ces choses me sont accordées et pourtant bien mal est ma situation. Je me languit, ma langue se raidit, mes yeux ne veulent plus voir, il veulent se fermer, une fois pour toute. Oiseau de glace parmi les braises enflammées, je suis le gardien de ces vallées.

   Un matin froid d’hiver. Les yeux s’ouvrent sur une chambre froide et mouvante. Une moitié de rêve résiste encore, au travers des volets, aux doux appels des rayons sombres du soleil.
   La sonnerie stridente du réveil-matin brise avec nonchalance et égoïsme le silence merveilleux d’un mas nocturne. Le temps s’arrête entre chaque sonnerie, il est silencieux, dur et lisse. La maison se tait, elle ne bouge presque plus et finit par devenir immobile. Le bois du parquet se tend une dernière fois, il est prêt à supporter un poids mouvant.
   L’Homme prend conscience. La maison ne bouge plus.
   Un bras quelque peu agacé par cette lame sonore effilée se lève et stoppe le son dans son élan. La maison ne respire plus.
   Un froissement de couette dévoile un bonnet chiffonné auparavant caché sous l’édredon. La chape chaleureuse est finalement repoussée en entier et une silhouette blanche, pâle et encore floue au réveil se redresse sur le bord du lit.
   Le temps s’arrête.
   L’Homme décide de se lever.
   La force du corps bande tous les muscles et lève l’Homme. Il marche lentement dans une maison encore silencieuse, elle ne tardera pas à s’éveiller.
   L’Homme ouvre la fenêtre de sa chambre.
   La femme poussa un volet grinçant dans un silence feutré, dehors aucun bruit. La maison reprend vie, enfin.
   L’autre volet se pousse à son tour, toujours avec cette même voix plaintive.
   La femme prend peu à peu conscience.
   Il avait neigé cette nuit.

L'hiver c'est quoi ? se demande le chat regardant par la fenêtre.
C'est quoi ? répète l'enfant, joues rouges sous son bonnet.
Mais oui, c'est quoi l'hiver ? pensent l'homme et ses pantoufles devant l'âtre chaud.
Les ailes vertes des sapins en habit de lumière, les frissons des papiers chatoyants, les reflets qui dansent aux fenêtres. Les guirlandes de sucre multicolores, les étoiles filées devant la cheminée. Le chocolat fondu, les bougies de cristal. Les paillettes de givre, la buée caressante. Le vent de glace, le feu de nuit. Les cascades de miel, les châteaux de bûches. Pluie d'étincelles et flot floconneux. Verre doux du verglas, glas dur des glaçons. Spectres meurtris cherchant le coin du feu. Blizzard ébouriffant les tignasses. Sons bourrus qui font les nuits belles. Nattes et torsades de lumières. Bulles éclatantes de lampions. Fête tournante. Têtes tournées.
Et toujours ce chat devant la cheminée.