Sans trois
L'autre soir, quand j'ai fermé les yeux, la chambre a bougé. Je le sais, je l'ai senti : les murs n'étaient plus face à moi et s'ouvraient deux à deux, leurs battants comme des paupières tristes. Ce n'est pas pour autant que j'ai ouvert les miens, d'yeux. Elles étaient trop lourdes de sommeil, comme si mes cils s'étaient attachés à des chaînes de fonte. L'odeur me brûlait le nez atrocement, comme lorsque l'oncle W. décidait de nous emmener au temple pour rendre hommage à nos « aïeuls ». C'est un intellectuel qu'ils disent. C'est pour cette raison qu'oncle W. me fait réviser mes dictées sans doute. Même si je l'aimais bien, il faut tout de même admettre qu'oncle W. sentait l'âcre de l'encens. D'autres trouveront que c'est agréable mais pour ma part, je ne connais rien de plus étouffant que cela.
J'avais l'impression que des pluies d'atomes de suie s'abattaient sur mon nez. Mes yeux refusaient toujours de s'ouvrir malgré la curiosité ; mon corps me laissait en plan. Je cessais alors de lutter.
Au-dessus de moi, des vagues d'air chaud circulaient, caressant la moiteur de mon front en y déposant une couche de ce que je pensais être de la poussière. Dès lors, un bruit se fit de plus en plus distinct, comme le 'ploc' d'un robinet mal fermé. Si maman était là, elle se serait fâchée. J'avais l'impression que le 'ploc' avançait. Son écho se faisait de plus en plus court et il gagnait en intensité : une bille rebondissait près de mon oreille suivie par des bruits secs, semblables aux frottements de ciseaux. « Tchic-Tchac... » Mes lèvres avaient envie de remuer mais ne m'obéissaient pas plus que mes yeux. Tout mon corps était raide comme une planche à vrai dire. Je pense que si on me tirait le petit orteil, tout mon corps suivrait. C'était tout drôle comme sensation. J'imagine que c'est ce que doit ressentir les gâteaux s'ils étaient pourvus de nerfs. D'après oncle W. mon nerf fait du progrès, j'étais content le premier jour où j'ai réussi à cligner de l'oeil grâce à lui. Il m'a dit qu'un jour, mon monde ne serait plus noir. J'aimerais savoir ce que c'est que son « noir ». Apparemment, c'est une couleur. J'imagine que ce doit être doux d'en connaître d'autres, comme les sons différents d'une flûte. Oncle W. dit que le noir est la couleur la plus austère. Visiblement, mon monde est une plainte perpétuelle. Alors j'entends, à cette plainte, des violons déchirants l'automne. Mais pourtant ce n'est pas vrai car à mon oreille, ne s'accrochent que des cliquetis de métal. On s'affaire au dessus de moi mais je ne vois pas. Je sens, j'entends et j'imagine. On m'emmènera bientôt dans ma chambre, dans ma cellule. La chaleur s'est éloignée de mon front. Je sens mon corps vaciller comme le pendule du réfectoire.
*
Aujourd'hui, je suis sourd, je n'entends plus rien. C'est amusant de savoir que lorsque ma voix fonctionne, je ne peux m'entendre. Oncle W. a posé son pouce sur mon poignet pour m'expliquer mais je n'ai pas compris. J'ai perdu ma sensibilité à ses mouvements circulaires de contact depuis qu'on m'a rendu mes jambes. Mais pourtant, mes yeux sont revenus. C'est assez épatant, comme dirait Mme Bartelo, la vitesse à laquelle on se déshabitue à la lumière. Les couleurs sont parties dès que les sons étaient venus, la réciproque est aussi vraie.
Je m'amuse à crier ce que je n'entends pas. Ils m'ont isolé, le boucan devait être trop infernal. J'ai vu les barreaux se refermer autour de moi comme un oiseau encagé. J'ai trouvé ça drôle. Rigolo. Un oiseau sourd. Vous imaginez la scène ? Un oiseau sourd est un oiseau triste. On lui a ôté sa chanson comme sa bonne humeur. Maintenant, je me rappelle pourquoi les couleurs m'indiffèrent. Je m'en fiche. Il n'y a que du gris, du noir autour de moi. Ma peau est grisâtre, les murs sont sales, noirs, et la lumière filtre à peine entre ces murs rotatifs. Mais je suis un peu plus libre dans cette cage : mes jambes vont. Ils vont en rond. En cercle. Je crie toujours, je ne m'arrête pas. Un sourd qui crie, voilà le gosse de la cellule deux-sans-trois. On m'emmènera ce soir quand j'aurais perdu la voix. Le bloc m'attend dans sa chaleur rouge et son odeur âcre.
*
Pourquoi a-t-on décidé que je devais sortir ? Ça n'a pas dû arriver depuis que maman est partie. Ils sont tous si secs depuis qu'elle n'est plus là. Ou peut-être l'étaient-ils déjà avant et la faute me revient de ne pas les avoir catégorisés plus tôt. Les volets tremblotent. J'ai le nez douloureux. Les couleurs sont là, avec les piaillements difficiles de quelques corbeaux. Leur voix est rauque. Elle se déchire. Les violons, les violons me manquent. Les violons bleus ! Oui ceux qui sont dans la remise ! Les violons bleus me rendent heureux. Ils jouent de la musique acidulée, celle qui a la bonne odeur que je ne peux pas imaginer. Comme un morceau de nuage. Celui-là, à droite ! Un morceau de mirage dans une tasse d'Earl Grey. Oncle W. adore l'Earl Grey. Il dit que malgré son nom, c'est le thé le plus coloré. Il a un goût d'arc-en-ciel mélodique. Un baiser d'ange plus infime qu'une caresse. Mais quand j'essaie de sentir la sensation... Le froid, le contact, la brise,... Le regard des autres se brise à ma place. C'est tout étrange de les voir se décomposer quand je parle de sensations. Ils m'écoutent avec pitié feinte et le baiser d'ange a un goût de pain rassis. Je préfèrerais encore ma prison de liberté. Je les ai compris. Oncle W. n'est pas revenu. Il voulait me prévenir : pour eux je ne serai qu'une bête de foire.
Ah, les sentiments humains... Jamais deux sans trois. Pourtant la vie est si différente avec ou sans trois de nos sens, justement.